Alors voilà, ils m’ont demandé d’animer un groupe, pour les fameuses journées du patrimoine. Visiter les jardins… mais je leur parlerais volontiers du vivant, d’où j’en suis avec le vivant, et du coup du mourant. Hier, après une nouvelle discussion sur le vivant chez Castoriadis avec Quentin, et comme j’errais seul dans l’Imec désert, les lumières de la cour se sont éteintes, puis rallumées. Je pensais justement aux fantômes, à leur différence d’avec les morts-vivants. Et je me suis dit, le vivant, le vivant… le mort-vivant ? la vie-mourant ? La vie-mourant : voilà le fin mot. On entrera dans le jardin avec des fleurs oui, mais ces fleurs, elles seront bel et bien mortes… ou vivantes ?
Je fais feu de tout bois ; on pourrait dire. Mais les circonstances (les occasions) se présentent en masse. Comme les pluies et les visiteurs.
1. Il y a ici trois patrimoines, qui s’emboîtent, en quelque sorte. a) le patrimoine propre de l’Imec, les archives, inestimable masse de vide ou de silence, si l’on préfère. b) le patrimoine architectural qui présente et rappelle mille histoires, mille aventures, et qui se présente comme un autre inestimable témoignage du passé ; c) le patrimoine vivant, qu’on voudra appeler biodiversité, mais je préfère nature comme on sait, et qui est aussi le témoignage de ce territoire, son essence.
2. Mais ces trois patrimoines sont tous les fruits du vivant. Le vivant en tant que tel qui met des pissenlits et des pigeons, les productions matérielles de ce vivant, par exemple un nid une abbatiale, un jardin potager ou une toile ; les productions symboliques de ce vivant : science et technique, art et philosophie, sacré.
3. Le vivant, comment se définit-il ? et nous réfléchissons ensemble ; nous posons a) non-vivant ⇒ vivant ; b) vivant ⇒ animal (entre autres) ; c) animal ⇒ humain. Mais nous allons plus loin : vivant ≠ non-vivant ; mais non-vivant ≠ mort. De là à ce que vivant ≃ mort, il n’y a qu’un pas, et nous le franchissons allègrement.
Le vivant « naît et meurt » dit quelqu’un ; et quelqu’un d’autre, qu’entre les deux il se « transforme » (la transformation est le mourir, pensais-je) ; dans l’intervalle, s’il peut se reproduire c’est chouette ; dans tous les cas il doit se nourrir.
On en est là, sous le porche qui nous abrite de la pluie battante. Lorsqu’elle se calme, nous traversons doucement la cour.
4. Autour du bassin, l’eau, enserrée. L’eau est toujours serrée, contrainte. Il pleut, aussi. L’eau est toujours décidée (d’autant plus quand elle est décidue). L’eau ne reste donc pas en place mais reste facilement là où on la contient. Paradoxe. Bien. Il y a l’eau, des nymphéas, des carpes. Un arbre à papillons. Et sur le muret, des lichens, des mousses, quelques annuelles, fatiguées en cette saison. La dynamique climacique à l’œuvre, en totale autonomie. Le buddleja aussi, mais il n’appartient pas à cette dynamique. Le buddleja, en quelque sorte, est moins un réfugié, qu’un être hors-sol… Enfin autour du bassin, devant le bassin, il y a la trace d’un pigeon mort : des dizaines de plumes au sol ; je l’ai vu ce matin, au milieu de ces plumes il y avait un pigeon mort. Ici et maintenant, nous n’avons plus que la mémoire du pigeon mort. Cette empreinte est une archive. Patrimoine ?
Dans l’ordre de la nature, du vivant « brut », l’espèce (la reproduction) est l’astuce qu’a trouvé la vie pour dépasser la mort des individus.
Un pigeon mort est-il encore un pigeon ? L’individu est mort, mais, peut-être, il a eu le temps de se reproduire ; certainement, même quand tous ces pigeons qui s’alignent sur le faîte comme des hirondelles, qui sont tellement attachés à ce territoire, qui sait pourquoi, seront mort jusqu’au dernier, certainement l’espèce pigeon (Columba livia) sera toujours présente.
Où est le pigeon mort ? On l’a offusqué à la vue (l’homme ou le faucon), le vivant se cache pour mourir.
5. Défini le vivant, on peut ensuite observer qu’il n’est utile qu’une fois qu’il est observé-décrit-reconnu… par les mots, donc par les hommes. Nous nous dirigeons vers le jardin, ou Damien présente son origine, son but, son état actuel, bref le projet qui l’anime. Nous nous pencherons sur les plantes, puisque nous les comprenons assez bien tout en ayant conscience qu’hormis le… vivant, TOUT nous sépare.
Je dis qu’
, mimant Paulhan de Tarbes.
Taxonomie, oui, mais taxonomie de taxonomies aussi. Taxonomie linnéenne, scientifique, de classement (hobby de naturaliste). Mais d’autres taxonomies sont possibles : par exemple selon l’usage (comestibles/toxiques, ornementales, soignantes…) ; ou le type biologique (vivaces vs annuelles) ; ou la famille, voire le type de famille (familles à spécialité géographique, famille à spécialité de milieu, famille à spécialité de type biologique !) ; ou les couleurs ; ou toute projection humaine sur elle ; l’humain est celui qui fait sortir l’espèce, dont la sienne, hors de son milieu (Umwelt) pour visiter l’environnement (Umgebung). Le langage autorise le monde symbolique, l’imaginaire, la noosphère.
Je lis alors la fleur de Mallarmé, puis celle de Blanchot, puis l’arbre de Brice Parain1
6. La pluie, de plus belle, l’allié des plantes… et du vivant.
Et si le vivant c’était l’eau qui « hacke » nos corps ? Mais non, c’est bien le contraire : le vivant est un film, qui enserre le non-vivant ; il est un dedans qui se découvre dehors.
C’est pourquoi je tenais à faire la balade dans l’enceinte mais dehors ! Et nous ferons comme les Tarbais que je mime à nouveau et déclame, à la porte entre dehors et dehors, au passage du jardin à l’allée : « IL EST DEFENDU / D’ENTRER DANS LE JARDIN / SANS FLEURS A LA MAIN »
Et je termine : Nous, humains, ne sommes pas tant définis par notre âme que par le fait de la perdre au moment de mourir (Antoine Mouton2)…
Et je me contredis aussitôt comprenant que nous, humains, ne sommes pas tant définis par notre âme, ni vraiment par le fait que nous la perdons au moment de mourir, mais plutôt parce que nous pouvoir la perdre alors qu’elle tient, reste, survit, malgré tout ce que nous corps, nos maladies, nos pactes lui font subir.
L’âme tient (Mouton3).
Ce tenir, ce maintenir, c’est le vivant, c’est en cela que l’archive… (sic) Mais déjà la discussion s’anime, et Quentin Mur le Castoriadien me jette en pâture à Camille Tarot4, et surtout Geneviève Gendreau5 qui brasse précisément ces questions. Ce tenir, ce maintenir, me semble assez correspondre à l’originalité (pour ne pas dire la marginalité, voire le caractère parasite ou errant — au sens de l’erreur de programme, le bogue) du vivant-mourant, et je suis surpris de noter que lorsque je disais que le vivant semblait s’échapper de la logique causale, remettant en question les principes d’identité, de contradiction et de tiers-exclu, et qui correspond assez à ce que Castoriadis nomme précisément logique ensidique (ensembliste-identitaire6), lui préférant une logique du magma. Ma conception du vivant comme un film est assez conforme — avec deux béances (qui ne sont pas étrangères à Castoriadis) : que la pensée humaine qui l’appréhende est de toute manière condamnée au carcan causal qui est inhérent au langage (sa linéarité) ; et que, comme le souligne André Pichot assez, une logique magmatique du vivant ne doit pas faire l’impasse sur l’organisation physico-chimique assez stricte et soumise aux mêmes lois physiques pour tous, même chez la paramécie, y compris chez la paramécie.
- Pour les curieux, et respectivement : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
« Je dis : une fleur !, mais dans l’absence où je la cite, au fond de ce mot lourd, surgissant lui-même comme une chose inconnue, je convoque passionnément l’obscurité de cette fleur, ce parfum que je traverse et que je ne respire pas. »
« Je prends un arbre, il est planté dans un sol, il en reçoit sa nourriture, les circuits sont établis, je veux dire que l’ensemble arbre-sol est parfaitement défini ; si un homme vient verser au pied de cet arbre un engrais, il le nourrit et cette nourriture ne lui est pas immanente. Mais cependant, peut-on dire que le sol et l’arbre, autrement, forment un ensemble suffisamment cohérent pour qu’il ne contienne pas de dualité intérieure ; l’arbre n’a pas choisi le sol où il est ; s’il avait une conscience, il pourrait dire : ce sol ne me convient pas, je n’en veux pas, j’aimerais mieux être ailleurs. C’est une première distinction qui force à réfléchir ; et l’ensemble arbre-sol est beaucoup plus simple que le nôtre. » ↩ - HKZ, Ypsilon, 193. ↩
- ibid., 194. ↩
- Le symbolisme et le sacré, La Découverte. ↩
- Sa thèse Sources de l’historicité et visée de vérité chez Freitag et Castoriadis, thèse soutenue à l’U. d’Ottawa, 2022, en particulier le chapitre 2 « Les sources de l’historicité chez Castoriadis et Freitag : « conscience sensible » et « pour soi » ». ↩
- Voir « Science moderne et interrogation philosophique » dans le premier tome des Carrefours du labyrinthe, Le Seuil. ↩