Alors que je prépare une rencontre qu’on m’a proposée dans le cadre des Journées du patrimoine, Antoine Mouton, ci-présent résident, me parle du côté morbide de l’archive.
Je crois avoir déjà évoqué l’étrange révérence faite ici aux auteurs et surtout à leurs papiers : les archives, les carnets, les correspondances, les éditeurs… rassemblés dans un dispositif étonnant qui associe un bâtiment qui ressemble à une installation de service secret, avec son souterrain (l’archive en tant que telle), et une abbatiale transformée en bibliothèque, un peu comme un écran d’ordinateur qui divulgue les secrets de ses circuits, de son processeur, de sa mémoire, de ses données.
L’attention, sévère et moderne (la conservation) d’un côté, quasi mystique et patrimoniale (la consultation) de l’autre, ce décalage, entre science et foi, ne laisse pas d’interroger. L’église, si elle donc associée à une simple surface, mais donc à une espèce de scène (où se joue l’évènement de la rencontre avec l’archive), malgré son exubérante architecture, ne dissimule jamais qu’un catalogue énorme de mots, sis sous la terre, cachés, protégés, occultés, et fonctionne ainsi — comme c’est le cas de la cathédrale typique du Moyen Âge. Malgré son apparent volume, c’est un assemblage de surfaces, comme le végétal, de support à ce type singulier de photosynthèse qui est la lecture-écriture.
Antoine est impressionné (ce n’est pas le seul) par ce bâtiment, l’église qui écrase, en quelque sorte, de par sa seule présence, la connaissance (le savoir) et son aiguillon, la curiosité (la recherche).
La question est : que vient-on chercher dans l’archive ?
Avançons prudemment.
Prosaïquement, on dirait que ce que l’on cherche dans l’archive est la parole des morts, l’archive servant en quelque sorte de passage vers le monde des morts, ou, plus justement, la bibliothèque, s’élevant sur terre vers le ciel, servant d’interface vers le royaume des morts, l’archive en tant que telle étant, elle, souterraine, enterrée, littéralement sous terre.
Pour avoir été dans la bibliothèque à compulser, avec autant d’avidité que d’humilité, ce qu’il convient bien d’appeler des « reliques », les notes autographes, les inédits (qui sont toujours en quelque sorte intimes, autographes, même « tapés »), desquels nous nous persuadons de déceler sinon un sens caché (l’information manquante, la citation perdue et révélatrice), du moins un signe, un quelque-chose qui nous parle directement.
De sorte que, ce que nous cherchons chez les morts, ce que nous allons chercher chez les auteurs qui nous passionnent et qui ne sont plus1, c’est précisément une part de nous-mêmes…
Et ici deux corollaires qui me paraissent fondamentaux :
1. que ce qui est en jeu dans la recherche (c’est-à-dire aussi bien dans la critique que dans la lecture) c’est une forme très élaborée (et donc assez foncièrement moderne, n’en déplaise aux fâcheux) de lien social, au sein d’une aire culturelle donnée, quitte à l’élargir dans la rencontre de sociétés éloignées qui au besoin se passeraient de livres, mais au besoin pourraient tout aussi bien y recourir dans un geste d’abandon à la culture occidentale ;
2. que ce qui est en jeu dans la question du livre, c’est-à-dire dans la culture, c’est-à-dire dans la noosphère, c’est-à-dire dans le monde des humains en tant qu’humains (quelles que soient les origines, les déclinaisons), c’est-à-dire des seuls vivants possédant le langage organisé, et donc la mort et le mythe par-devers soi, ce qui en jeu donc est l’acceptation de cet état, de ce fait, et par conséquent l’acceptation de la mort, de la présence de la mort dans nos vies, et de la condition de vivant entendu comme mourant, fondamentalement, inexorablement, fatalement ; la condition donc de la finitude de l’individu (son excellente non-liberté, non-possibilité), de l’annexion d’une partie de son être par ce qu’il n’est pas (ni vivant, ni individuel), de la place prise par l’espèce d’une part, par la société (un destin d’espèce « au carré ») d’autre part.
De sorte que, à nouveau, c’est un bonheur d’être vivant que de parcourir les noms des cimetières, les livres des bibliothèques, et les archives des archives.
- Le cas, très intriguant et perturbant, des auteurs vivants qui ont déposé déjà leurs archives, surtout s’ils sont relativement jeunes — relativement destinées à ne pas mourir — doit être ici mis de côté. ↩