Est-ce que quelqu’un parmi vous tient une trace de la bibliothèque de Troie ? Peut-être celle-ci contenait-elle des traités historiés sur la paix universelle, des ouvrages nombreux sur le dialogue et la recherche du consensus, des mémoires enluminés sur la nécessité du droit et l’établissement des lois. Une bibliothèque qui aurait été dévastée puis incendiée lors des guerres iliadiques ou mieux encore, ravagée par le monstre marin Céto, le Féroce-même, orque et baleine, requin et raie, dragon présumant de la guerre à venir.
Peut-être qu’une telle bibliothèque a existé, mais comment vous dire : elle ne peut jamais exister de manière autonome. La paix n’existe qu’en référence à la guerre. Comme le symbolisent les Romains, ouvrant et fermant les portes du temple de Janus. La paix et la guerre ne sont que les deux faces d’une même pièce. La paix est une interruption de la guerre et réciproquement.
Aussi, la guerre est-elle toujours à venir. Et la bibliothèque obsidienne toujours en devenir.
Certes on ne transige pas avec la guerre. Hormis la maladie, la maladie fatale, avec laquelle elle partage le sort mais aussi le destin (qui a pour nom « douleur »), personne ne souhaite la guerre, même probablement ceux qui la provoquent et ceux qui vivent d’elle. Enfin, je le suppose : personne ne rêve de se retrouver sur un champ de bataille, même Fabrice del Dongo qui préfère mille fois sa cellule sûre au charnier qu’il a survolé comme un drone. Aucun responsable politique, aucun général en chef ne souhaite fouler le « théâtre des opérations », enfin je le crois, enfin je l’espère.
Certains peuvent le désirer pour mesurer leur bravoure et tenter leur gloire, mais aucun être vivant sur cette terre n’aspire à souffrir durablement.
De sorte qu’on évacue, si cela se peut, la guerre. Et cela ne se peut pas : comme le résume le héros des Quatre soldats1, « alors je baisse la tête parce que je suis fatigué, et qu’il y a nulle part où se cacher. »
Mais il est d’autres manières d’en parler, et je ne sais pas si c’est pour la conjurer ou la dénoncer ou au contraire en tirer d’éventuels positifs enseignements. Yoda dit bien que « personne par la guerre ne devient grand ».
Je sors de Napoléon. Plus généralement je sors des Romains, dont précisément c’est l’une des valeurs centrales. Notre contexte est celui-ci. Je me suis formé politiquement sans doute en partie par les guerres en Irak et en Yougoslavie. Je me radicalise avec la Libye et la Syrie, et le Sahel en général. Je me détache aujourd’hui. Conscient que ces guerres sont en partie la responsabilité de purs nihilistes, et sans offense à Nietzsche, de vrais et vieux connards. Et puis je suis journaliste de terrain, non ? Les pelouses et les prairies qui se font face, les fourrés et les forêts qui s’étendent, les uns s’affrontant à tous les autres, et tout l’animal là-dessus, les toiles, les trappes, les chasses, les poisons, les crocs, les griffes, les aiguilles…, le vivant lui-même n’est-il pas simplement une machination belliqueuse permanente ?
Ainsi donc ce n’est pas la guerre qu’on refuserait, ni la paix à laquelle on aspirerait : on essaierait simplement de traduire cette réalité en une œuvre, une chose cohérente, une chose éventuellement singulière, et, pour tout dire, une chose un peu détachée du monde mais aussi déconnectée du monde vivant (puisque censément impérissable), et un peu détachée de soi (puisque obscurément universelle).
On proposerait alors quelque chose comme une nouvelle bibliothèque, une bibliothèque d’Utopie, qui serait sa propre destination, si j’ose dire, sa propre finalité, où l’inventaire échouerait à lister, où le catalogage serait non pas défaillant mais inutile, une bibliothèque, comme une bibliothèque nationale renversée, où les livres seraient les murs, comme dans la géniale interprétation de Franquin, et dans l’imagination de son pacifiste anti-héros.
- Mingarelli, Le Seuil, 2003. ↩