Le buraliste de ma rue, les gens disent, non sans exagération, mon buraliste habituel, où les caractères de propriété comme de routine, sont tout à fait fantasmés, bref, mon buraliste, depuis vingt que je suis son client (c’est mon buraliste habituel) ne me reconnaît toujours pas, ou bien il le fait exprès. SI ce n’était pas le cas, son attitude serait un tantinet différente, ne trouvez-vous pas ? Au mieux, au moins, à franchir le seuil de son officine, une fugace lueur dans ses yeux traverserait et trahirait, je ne dis pas de la joie, de la reconnaissance, ou même du soulagement, mais au moins une once d’ennui voire de dégoût ? Ce n’est pas le cas. Il est non moins vrai et attesté que son visage, inexpressif présente un air de bovin ahuri, bouche large, front bas, mâchoire large et constamment serrée, absence de lèvres, nez en pomme de terre, œil torve, un animal.
Il est vrai d’ailleurs que l’idée de partager avec cet être repoussant un peu de l’amitié que l’on éprouve entre les hommes, même entre anonymes, ne me viendrait pas à l’esprit.
Mais l’ennui, le dégoût, s’ils fussent réciproques, pourquoi pas ? pourquoi non ? Pourquoi me les refuse-t-il ?
Ce qui me vient en revanche, ici et maintenant, c’est, je ne saurais dire pourquoi, c’est l’effronterie de ce visage sans grâce, et cette intrusion est d’autant plus désagréable qu’évidemment le moment est mal choisi. Est-ce parce que je souffre actuellement d’une certaine inertie de sollicitude ? Ou bien parce que c’est la dernière personne que j’ai vue avant de me retrouver ici, devant vous ? N’aurais-je pas des images plus intéressantes ou pittoresques, si toutefois on ne veut pas aller carrément vers des images apaisantes ou des visages plaisants.
Mais si nous devons tenir en considération les souvenirs, n’est-ce pas, est-ce que cela ne nous mènerait pas trop loin ?
Ne sortirions-nous pas d’un coup d’un seul, d’un bon pas hors du cadre de cet entretien, et que nous nous sommes fixés ? N’excéderiez-vous pas, messieurs, ce faisant, le strict déroulé de vos fonctions ?
Serait-ce que ce qu’on appelle un manquement ? Une sortie de route ? Ou pire, une faute, du genre professionnelle ?
Mais vous ne dites rien.
Vous acquiescez, c’est à peine que vous acquiescez. N’éprouvez-vous pas vous-mêmes ce sentiment de camaraderie qui naît de la situation où, inopinément, face à une circonstance que je vous décris, vous tombiez d’accord, et du même coup, ce faisant, nous jetions les fondations d’une entente plaine et résolue ? De là naît cette camaraderie donc, comme je disais, pardonnez-moi si je ne suis pas aussi limpide que je le souhaiterais, vos gestes vos machines et vos produits ont pu égratigner tant soit peu la clairvoyance qui d’habitude est mienne. Sur ces bases, disais-je, peut naturellement sourdre et s’affermir les linéaments de ce que certains appellent amitié.
C’est précisément ce qui faisait défaut à mon buraliste habituel, d’accepter de tisser, avec ses clients, avec moi en particulier, la toile commune possible dont l’amitié à besoin pour exister.
Vous savez, je ne suis pas savant, mais je ne suis pas non plus exactement un ignorant. J’ai parcouru de nombreux sentiers. J’en ai ouvert pratiquement autant. Certains plus heureux, d’autres plus tortueux ou scabreux.
« L’insouciance ? » Parfois. Mal aisée, avortée.
« Avec les femmes Peu. Mais quelquefois. Et avec passion. Mes occupations m’empêchent.
« L’argent ? » Je ne suis pas à plaindre. Certes, mais jamais au point de susciter chez autrui, mes contemporains, aucune envie ou jalousie.
Oui j’ai fait des choses. De mes mains. Oui, j’ai accompli des choses.
Accomplissement qui fait défaut, j’en ai peur, à nombre de nos concitoyens, de nos compatriotes n’est-ce pas, et qui vient pesamment abreuver un sentiment d’inutilité, qui se traduit au mieux en une sorte d’irrésolution, et qui dans le pire des cas se mue en angoisse.
Je n’ai pas peur, non.
Je n’ai jamais eu peur.
Notez.
Jamais.
Ce que j’ai fait de plus, hem, singulier, et éventuellement répréhensible par la loi, je ne l’ai jamais fait en cédant en aucune manière à la peur.
Et la guerre n’est pas qu’une affaire de caractère, c’est une affaire de conviction. A quoi bon entamer une guerre si l’on n’est pas certain de la gagner ?
La guerre ? Elle continue oui. Elle continuera, avec ou sans moi. La guerre ! Mais vous savez tout sur le sujet, n’est-ce pas, vous me suivez depuis longtemps, vous avez lu les rapports, les notes plus ou mins officielles.
Je ne suis pas un secret pour vous.
Là où vous péchez, si vous me permettez ce petit reproche, mais prenez-le comme le conseil qu’il est, c’est que vous croyez que je vous échappe.
Je ne vous échappe pas. Je ne vous échapperai jamais.
Je ne vous ai jamais échappé.
Je me tiens là, en face de vous, et sui je le pouvais je me mettrai debout, pour vous prouver par l’exemple que je ne fuis pas, jamais, ce qui m’attend et que vous éludez de me proposer.
Avançons, messieurs.