Cette ville est (vous le savez) une ville d’hommes.
Cela pourrait suffire pour admettre, comment, une certaine familiarité, vous ne trouvez pas ?
Regardez par la fenêtre, regardez le cours : pécheurs, marins, saliniers, ouvriers, même les fonctionnaires, ce sont essentiellement des hommes. Les trois quarts au moins ! Et puis de toute façon les femmes sont des épouses ou des écolières, c’est comme si elles ne comptaient pas.
C’est très drôle, tout de même, ne trouvez-vous pas ? pour la plupart de ses habitants, cette ville est un piège, vous le savez mieux que moi, surtout aujourd’hui, ici, avec moi… Mais pour la plus grande partie de ses visiteurs extérieurs, elle représente la chaleur, la lumière, le bon climat, la saine diète et l’air salutaire de la mer… La mer ici n’a jamais vraiment amené aucun salut, plutôt des ennemis à revendre, n’est-ce pas ?
Et puis il faut faire les comptes aussi avec notre conception du territoire… vous savez, mais le savez-vous, je suis né ici, moi. Vous ? Je n’en suis pas sûr, même si pour ce qui concerne l’enracinement, évidemment, vos, comment dire, occupations, vous mènent à couper court, théoriquement et rationnellement, à toute possibilité d’une origine… Quant à ce qu’il se passe en vous-même, psychologiquement, intimement, je suis à peu près certain que vous rejetez tout autant l’idée d’une quelconque appartenance… Avez-vous même une faille ? On peut se le demander.
Mais je vois que je vous mets mal à l’aise, pardonnez-moi, ce n’est absolument pas mon intention.
(Noir)
Si mes modestes commentaires peuvent avoir un intérêt, ce n’est certes pas de provoquer votre courroux, croyez-moi bien. La situation n’est pas à mon avantage, admettez-le. Or donc, mon intérêt n’est pas de la dégrader davantage… Simplement je trouve que l’occasion est bien choisie (encore que le terme de choix soit un peu excessif) pour soupeser, chacun pour soi et par chance tous ensemble par le dialogue mesuré et mutuellement constructif, les tenants et les aboutissants de la situation. Je ne parle pas ici de la circonstance : moi ici avec vous, dans cette pièce sans fenêtre, où règne une chaleur tout à fait excessive (vous la subissez vous aussi, je vous ferais remarquer), dans cet endroit, dont je ne sais même pas s’il s’agit d’une maison à la campagne ou d’un appartement de l’un de ces immeubles anonymes, et ni d’ailleurs où cet espace se trouve ?
Imaginez que derrière ces parois s’étendent de riantes collines verdoyantes, pleines de fleurs et d’insectes ! Ou sous ce plancher un marché de primeurs, où de vieilles dames vêtues de noir tirent un cabas rempli de pastèques ou de salades ! Ou sur ce plafond une salle de bal où l’on s’apprête à danser un madison, à l’occasion du baptême d’un jeune enfant innocent ! Ce serait moins incongru que grotesque ! Il suffirait simplement de crever la paroi…
Mais je m’égare… je vous disais donc que, si vous daigniez y mettre un peu du vôtre, peut-être pourrions-nous, au bout d’un certain temps, parvenir à un accord. Ma présence, au reste, en ces lieux avec vous a bien pour but d’obtenir quelque service mutuel, n’est-ce pas ? Sinon pourquoi avoir accompli tout ce travail, avoir pris toutes ces précautions : me masquer la route en me narcotisant au besoin, calfeutrer toutes les ouvertures, et préparer cette espèce d’espace scénique où vous comme moi nous apprêtons à jouer nos rôles ? Parce que vos ne pensez tout de même pas qu’en déguisant tout ceci comme vous le faites, en maquillant la routine quotidienne de ces grossiers atours, vous ne pensez tout de même que cela va nous inciter, vous comme moi, à sortir des rôles que nous nous sommes fixés, un beau jour de printemps, en prenant cette décision qui était aussi une route, un chemin sans retour et qui devez nous mener… mais où exactement ? Sinon bel et bien ici, maintenant ?
Crever la paroi… comme on crève un abcès, c’est ce que vous croyez devoir m’empêcher de faire, tout en le faisant… Vous êtes décidément aussi têtus que fantasques.