Je fume des cigarettes, vous voyez ? Du moins câest mon plaisir de les rouler, et de les allumer, de tirer deux ou trois bouffĂ©es, puis de les abandonner lĂ , aux trois-quarts intactes, mais souillĂ©es, sur le rebord dâun meuble.
Elles sâaccumulent, un peu comme on se rĂ©serve, pour le cĆur secret dâune soirĂ©e, un rĂ©sidu dâĂ©nergie, un mets choisi, la rencontre avec un corps.
Cela dure quelque temps, je ne saurais le quantifier. Il est fonction du nombre de ces aspirants mĂ©gots. Puis, excĂ©dĂ©, je mets un point dâhonneur Ă finir toutes les cigarettes, et tout le cendrier y passe, dussĂ©-je mâasseoir deux heures pleines, toutes affaires cessantes, je les allume lâune aprĂšs lâautre, je les allume lâune avec lâautre.
Je suis excĂ©dĂ© par ces demi-cigarettes, câest comme un abcĂšs quâon crĂšve, un barrage qui Ă©clate.
Si, dans la vie, jâagis de mĂȘme ? Je ne saurais dire, le plus dur, vous savez â mais vous le savez, je vois bien dans votre question que vous en ĂȘtes conscients, ou plutĂŽt que vous en avez lâintuition, et vous comptez sur moi pour en avoir le cĆur net, pour vous Ă©lever, ou vous rassurer â le plus dur disais-je câest de trouver lâaune Ă laquelle vous mesurez les actes ou les Ă©vĂšnements.
On parle moi on pourrait tout aussi bien parler de vous.
Nous sommes tous coupables, si lâon nây prend pas garde.
Câest tout lâensemble qui est viciĂ©. Et si câest commode de trouver un bouc-Ă©missaire, ce nâest pas moins difficile voire impĂ©rieux voire urgent dâĂȘtre lucide.
« Et vos parents ? »
Quelle question, comme ceci, Ă brĂ»le-pourpoint. Je vois bien que vous essayez dâĂ©vincer, au fond⊠vous ne mâĂ©coutez pas vraiment. Mon pĂšre est mort jâavais quatre ans, pour ainsi dire je ne lâai pas connu.
« Pas de souvenir ? » Aucun
« Votre mĂšre ? » Ma mĂšre, la pauvre femme, est lâune de ces crĂ©atures⊠elle est encore de monde vous savez⊠comme dit le poĂšte, elle ne se sacrifie quâĂ moitiĂ©, sa moitiĂ© encore vivante lui fait tellement pitiĂ©âŠ
Oui, mais vous lâapprendre vite, nos relations sont tumultueuses, jamais simple. MĂȘme aujourdâhui, au seuil de la mort, elle est capable de cette⊠comment dire ? âŠabnĂ©gation ? non, prĂ©cision, dans la cruautĂ©, dans le fait dâaller chercher la petite bĂȘte⊠nos relations sont houleuses, je ne le cache pas, mĂȘme Ă lâInstitution, nos discussions, nos cris sont cĂ©lĂšbres ! Mais câest notre maniĂšre de nous aimer. Nous nous aimons follement. Non, follement⊠follement nâest pas le mot. PassionnĂ©ment⊠Mais je vois votre sourcil qui se fronce : nous nous aimons beaucoup, voilĂ .
(Un silence)
Un dĂ©tendeur, voilĂ , câest le mot que je cherchais !
(Un silence)
Ma mĂšre est une femme trĂšs fine, trĂšs subtile vous savez. Elle est dotĂ©e dâune trĂšs vaste culture. Elle a lu tous les livres, Ă©coutĂ© tous les disques. Câest impressionnant de la voir, Ă son Ăąge, parler de Dante ou de Stockhausen avec autant de passion. Nous parlons beaucoup dâart. Dâart, et de politique. Ma mĂšre a des idĂ©es politiques trĂšs arrĂȘtĂ©es. En art aussi dâailleurs, elle a les idĂ©es arrĂȘtĂ©es. Ma mĂšre a beaucoup dâidĂ©es, et ses idĂ©es sont trĂšs arrĂȘtĂ©es.
Je ne pense pas que, si elle fumait par exemple, elle sâadonnerait Ă mon petit jeu, dont je vous ai parlĂ©. TrĂšs tĂŽt elle a tirĂ© les sommes de ce que la vie lui a fait subir, ou lui a apportĂ©e.
Et la vie lui en a fait voir, il faut ĂȘtre honnĂȘte.
Mon pĂšre lui en a fait voir.
Je lui en ai fait voir.
Mais elle a profitĂ© aussi. Mon pĂšre, mort, lui a apportĂ© une sĂ©curitĂ© et un confort quâils nâauraient jamais pu goĂ»ter.
Il Ă©tait armateur, hĂ©ritier orphelin dâun petit empire maritime. Il a hĂ©ritĂ© de propriĂ©tĂ©s⊠quâelle a toutes vendues, lorsquâelle avait besoin dâargent, et mĂȘme lorsquâelle nâen a plus eu besoin. Assez vite, elle nâen a plus eu besoin. Amalfi, Menton, un appartement Ă Londres et une maison dans le Sussex⊠et mĂȘme une datcha sur la mer baltique ! Vous imaginez ça vous ? Vous qui ĂȘtes lĂ , dans votre impermĂ©able bon marchĂ©, sur cette malheureuse chaise en bois, et qui Ă©cumez les bas-fonds dâAmsterdam, de Berlin ou de Prague ! Vous ne pouvez pas imaginer combien, tel que je vous vois Ă cet instant prĂ©cis, et loin de moi lâidĂ©e de vous rabaisser ou de porter un jugement malheureux sur votre condition, vous nâimaginez pas combien votre vie se trouve Ă mille lieues de la vie de ma mĂšre, vous nâimaginez pas combien vos horizons divergent !
Mais vous avez raison, nous ne sommes pas lĂ pour parler de vous.
Je vous parlerai encore de ma mÚre, mais il faut que je me dégourdisse les jambes, je peux fumer au vasistas ?