Je publie ici, pour mĂ©moire, deux textes qui marquent la transition entre la nouvelle publication des deux premiers volumes de La littĂ©rature inquiĂšte, sur Blanchot et Quignard, et le troisiĂšme qui devrait paraĂźtre Ă l’automne. Ils vont probablement bouger (changer de place), mais je les place ici, pour mĂ©moire.
Quelquâun bouge, la formule est assez floue.
Les visiteurs, imperceptiblement, se sont déplacés.
1. Dans le train qui traverse des contrĂ©es dĂ©solĂ©es, je lis Critique du jugement, le premier livre de Quignard que je lis depuis des annĂ©es, je dois lâavouer.
Son argument mâavait intriguĂ© puis sĂ©duit ; peut-ĂȘtre, me disais-je, trouverai-je lĂ une espĂšce de poĂ©tique qui pourrait relancer ma lecture, noyĂ©e comme un moteur, embourbĂ©e quâelle Ă©tait, dans le marais de lâinquiĂ©tude.
Ce livre un peu Ă lâĂ©cart « étonne, chancelle, hĂ©site. Finalement dĂ©payse et augmente lâĂ©nigme » (CJ 53).
LâĆuvre ne sâest pas arrĂȘtĂ©e avec la fin de la lecture, au contraire. Vingt-cinq ouvrages ont Ă©tĂ© publiĂ©es depuis dix ans, plus de deux par an, quand, dans le mĂȘme temps, dâautres pĂ©niblement en produisent trois ou cinq. Câest dĂ©sarmant, ne serait-ce que pour le retard de lecture que provoque ce chemin forcenĂ©.
DĂ©route aussi, en plus de la rĂ©gularitĂ© des publications, la rĂ©gularitĂ© des thĂšmes Ă©voquĂ©s. Critique du jugement faisait une espĂšce de point critique sur la publication ou le commentaire, mais les romans dâun cĂŽtĂ©, ce genre quâon avait dĂ©nigrĂ© auparavant, ou Dernier royaume de lâautre poursuivent leur chemin imperturbablement et, il faut le dire, avec une cohĂ©rence tout Ă lâhonneur de lâauteur.
Dans une sociĂ©tĂ© l’Ćuvre originale est le vĂ©ritable objet neuf. Il surgit comme un jusque-lĂ jamais vu dans le visible. L’objet sans sujet. C’est ainsi que, dans le monde familial comme dans le monde social, l’Ă©cart le plus radical est celui de l’ Ćuvre.
L’Ćuvre, par rapport Ă l’objet manufacturĂ©, artisanal, dĂ©finit l’objet singulier imprĂ©visible. Ce qui n’est pas attendu et qu’aucune norme n’encadre. (CJ 21)
Nous sommes perturbés, ébranlés, mis en difficulté.
Nous ne savons plus oĂč nous allons, les lianes prennent toujours plus de place, le silence sâĂ©vertue. Est-il possible quâune lecture soit infidĂšle ?
Mais pis encore : quâune Ă©criture trompe son lecteur ? On sent bien dans ces syntagmes une trappe qui nâest guĂšre originale ; renversons plutĂŽt la question : existe-t-il une lecture qui trompe son auteur ? Une Ă©criture qui serait infidĂšle ?
Je peux vous faire partager mes impressions en vous parlant. Mais je ne peux pas vous les faire partager en faisant quâelles soient dĂ©sormais vos impressions, câest-Ă -dire que vous les ressentiez Ă ma place1.
2. Câest une expĂ©rience de lâĂ©trangetĂ©. Quelquâun habite un appartement dans un immeuble immense, de ces immeubles rĂ©sidentiels constituĂ©s dâentrĂ©es diffĂ©rentes appelĂ©es « escaliers » : escalier A, B, C, etc., et qui se structurent semble-t-il autour dâun centre, visible ou pas, cour centrale ou autre, qui disposent des dizaines dâappartements Ă peu prĂšs semblables de maniĂšre symĂ©trique ou presque, et oĂč vivent enfin des dizaines de foyers, des centaines de personnes.
Avec le temps, quelquâun sympathise avec ses voisins et, peu Ă peu, ils se rendent visite, lâun chez lâautre, et rĂ©ciproquement. Un soir, pour lâun de ces dĂźners, il ferme la porte de son appartement, descend peut-ĂȘtre un Ă©tage ou deux ou plus pour retrouver le couloir central qui distribue les « bĂątiments » (le « voisin » habite dans un autre bĂątiment). Il remonte un Ă©tage ou deux, ou plus. Lâescalier ressemble en tous points au sien, Ă ceci prĂšs quâil est inversĂ©Â ; le sien tournait dans le sens des aiguilles dâune montre, celui-ci dans lâautre sens. Il sonne Ă la porte de lâappartement du voisin ; celui-ci vient ouvrir et le fait entrer. Lâappartement est peut-ĂȘtre un peu plus grand ou un peu plus petit, une piĂšce de plus, une piĂšce de moins, peu importe, mais il retrouve toutefois les mĂȘmes Ă©lĂ©ments que chez lui ; la mĂȘme ambiance, les mĂȘmes sols, les mĂȘmes plafonds, les mĂȘmes murs. A deux ou trois reprises, dans la soirĂ©e, il rĂ©alise tout Ă coup quâil nâest pas chez lui, alors quâil croyait lâĂȘtre. Lorsquâil sort, aprĂšs la soirĂ©e, il ne sait plus dans quelle direction aller. ĂprouvĂ© par tant de ressemblances, il est dĂ©sorientĂ©. Lâimmeuble lui est devenu comme une forĂȘt quadrillĂ©e de sentiers et de pistes oĂč, aprĂšs quelques intersections, tous les arbres se ressemblent. Il est perdu.
3. A lâheure du magasinage Ă tout crin, on est en droit de se poser la question de lâarchive, en effet. Est-il encore possible de choisir, quand tout est accessible en un clic ? La lassitude, parfois, nâest quâune autre nom pour la dĂ©sorientation.
Mais ce qui me frappe, au sortir dâune telle lecture, câest le croisement des trajectoires. Certains luttaient pour quâon abatte les murs et dissolve les frontiĂšres ; et pendant ce temps quelquâun bouge.
Quelquâun se dĂ©place ou bien câest en lui-mĂȘme que ça se transforme ; comment savoir ? la fatigue dâun organe, le dĂ©placement dâun os, les coups ou les joies, le ressac permanent des jours, et ce mur abattu est un tas de pierres Ă©boulĂ©es ; ces frontiĂšres dissoutes sont les gouffres de lâacide.
La forĂȘt est vaste, et nous y Ă©voluons comme nous le pouvons. Le langage est lâun de nos outils, comme les ustensiles de cuisine, les parures et bijoux, les outils agricoles ou les armes de chasse. Tous divisent et sĂ©parent. Tous choisissent. Câest peut-ĂȘtre cela, la vie, quâon peine Ă dĂ©finir, comme nous le rappelle AndrĂ© Pichot : ce qui sâextirpe de lâindiffĂ©renciĂ© un temps pour y retourner.
La vie en effet ne se rĂ©sume ni Ă un mĂ©canisme rodĂ©e, ni Ă une Ă©tincelle subite, extraterrestre, extralucide â elle nâen reste pas moins merveilleuse, au sens strict. Elle est aussi (prenons un dĂ©tour) un ensemble complexe sĂ©parĂ© du dehors (le rĂ©el ?) mais liĂ© Ă lui par des Ă©changes constants. Elle propose alors la membrane comme organite.
Celle-ci agit dans lâespace (et pour ce qui concerne le temps, je renvoie au point 4 ci-aprĂšs), en tirant profit, par cette diffĂ©rence, en y crĂ©ant mĂȘme les poches dâun rĂ©seau de multivers. La vie en effet est un univers englobĂ© dans un autre. La vie commence oĂč le virus agit. La vie est une hernie, littĂ©ralement.
Entre l’ĂȘtre vivant et son milieu, il n’y a donc ni sĂ©paration radicale (nombreux Ă©changes entre eux), ni continuitĂ© physico-chimique (disjonction des Ă©volutions) ; et ceci sans que les lois naturelles soient le moins du monde violĂ©es, et sans recours Ă une quelconque force vitale.
On tient lĂ une diffĂ©rence fondamentale entre les ĂȘtres vivants et les objets inanimĂ©s: les objets inanimĂ©s, mĂȘme ceux qui s’auto-construisent (cristaux, structures dissipatives), sont sĂ©parĂ©s de leur environnement selon l’espace (ils ont des formes dĂ©finies) mais reliĂ©s Ă lui selon la physique (ils Ă©voluent avec lui) ; les ĂȘtres vivants sont sĂ©parĂ©s de leur environnement non seulement selon l’espace (ils ont des formes dĂ©finies) mais aussi selon la physique (leur Ă©volution disjointe a crĂ©Ă© un Ă©cart, une discontinuitĂ©). Reste Ă relier leur sĂ©paration selon l’espace et leur sĂ©paration selon la physique, Ă relier leur forme et la dynamique de leur Ă©volution disjointe2.
En tant quâĂȘtre vivants, au mĂȘme titre que les bactĂ©ries, les plantes ou les champignons, les animaux tirent partie de leur milieu ; lâĂȘtre humain, par le langage, crĂ©e une espĂšce de hernie dans la hernie, qui est le langage â et par lui le symbole : il a alors lâopportunitĂ© de citer lâabsent, de tĂ©moigner de lâinvisible, de communiquer avec les Ă©lĂ©ments ; la fiction devient le voile Ă©pousant tout le rĂ©el, une espĂšce de membrane interne Ă la membrane.
Sâouvre Ă nous alors toute la thĂ©matique du milieu, comme a pu la dĂ©velopper Augustin Berque Ă partir notamment de Heidegger, Watsuji et UexkĂŒll, sous le nom de mĂ©sologie, dĂ©finissant ainsi la mĂ©diance :
[L]a mĂ©diance se trouvait dĂ©finie comme le sens ou l’idiosyncrasie d’un certain milieu, c’est-Ă -dire la relation d’une sociĂ©tĂ© Ă son environnement. Or, ce sens vient justement du fait que la relation en question est dissymĂ©trique. Elle consiste en effet dans la bipartition de notre ĂȘtre en deux « moitiĂ©s » qui ne sont pas Ă©quivalentes, l’une investie dans l’environnement par la technique et le symbole, l’autre constituĂ©e de notre corps animal. Ces deux moitiĂ©s non Ă©quivalentes sont nĂ©anmoins unies. Elles font partie du mĂȘme ĂȘtre. De ce fait, cette structure ontologique fait sens par elle-mĂȘme, en Ă©tablissant une identitĂ© dynamique Ă partir de ses deux moitiĂ©s, l’une interne, l’autre externe, l’une physiologiquement individualisĂ©e (le topos qu’est notre corps animal), l’autre diffuse dans le milieu (la chĂŽra qu’est notre corps mĂ©dial). Dans cette perspective, la dĂ©finition watsujienne de la mĂ©diance prend tout son sens. La mĂ©diance, c’est bien le moment structurel instaurĂ© par la bipartition, spĂ©cifique Ă l’ĂȘtre humain, entre un corps animal et un corps mĂ©dial3.
Dans le mĂȘme temps, dans cet espace commun4, il peut alors identifier puis mesurer ses propres limites : il inventa la mort, puis il inventa lâorigine (qui nâest techniquement que trĂšs peu diffĂ©rente). Il inventa la cinquiĂšme saison, le carnaval, et les linguine au noir de seiche. Il marcha partout dans les riviĂšres, les marais, les pelouses, dans les dĂ©serts les plus arides, les jungles les plus denses. Il gravit les montagnes les plus hautes, explora les avens les plus noirs. Il construisit des vaisseaux qui affrontĂšrent les dimensions des ocĂ©ans, les atmosphĂšres irrespirables, lâespace intersidĂ©ral.
Il inventa le feu, la roue, la gravitĂ©, la relativitĂ© et les cordes. Il inventa les lettres et les chiffres pour quâexistent ses inventions. Il inventa le code, la traduction et le mensonge.
Il ne se reposait jamais.
Il fut PergolĂšse et Nina Simone. Il fut Auguste et ZĂ©nobie. Il fut Virginia Woolf et Tchouang Tseu. Il fut aussi chacun de nous, lâĂȘtre que nous aimons le plus, lâĂȘtre que nous dĂ©testons le plus ; il fut fils ou fille, il fut mon pĂšre, il fut ma mĂšre.
Aussi fut-il dieu et tous les dieux.Il fut chacun et tous, et il passa de lâun Ă lâautre, comme se succĂšdent les stations dâune ligne de transport collectif.
Ce que je veux dire, câest quâil y a vie dĂšs quâil a diffĂ©rentiation, mais dĂšs quâil y a diffĂ©rentiation il y a communication (disons-le comme ça en prenant soin dâĂ©vacuer dans ce mot de communication toute idĂ©e de langage articulĂ© humain). DĂšs quâil y a une frontiĂšre, quelque chose comme un autre peut intervenir.
Aujourdâhui nous reculons face Ă la mort. Nous avons toujours reculĂ© face Ă la mort, puisque nous avons conscience dâĂȘtre non-morts, et nous voyons la mort autour de nous happer les fleurs de printemps, les animaux dont nous nous nourrissons et les ĂȘtres qui nous sont les plus chers. Mais il nous paraĂźt aujourdâhui que la mort est encore plus injuste, puisque nous avons inventĂ© la dĂ©mocratie, la science et la culpabilitĂ© et lâĂ©cologie. Nous croyons quâil nous reste encore tant Ă faire comme individus. Bien souvent, notre vie pourtant est dĂ©jĂ derriĂšre nous, et notre passion devient lâarchive et lâarchivage. Ce en quoi quelques-uns bougeons.
4. Enfin nous sommes tristes parce que nous croyons que notre part individuelle a plus de raisons dâespĂ©rer comme de chances dâĂȘtre mĂ©morables que notre part constitutive, qui nous Ă©chappe.
De plus ce que nous sommes, aujourdâhui, nous ne le savons pas mieux dĂ©crire quâautrefois, alors que nos connaissances se sont dĂ©multipliĂ©es ; cela provoque en nous un grand sentiment de malaise, sinon dâinjustice.
Je fais ici une distinction pratique, lexicologique, entre individu et sujet. AprĂšs de nombreuses approches contradictoires, et si une partie de notre mal vient de lâindividualisme, je ne peux me rĂ©soudre Ă lâĂ©vacuer si facilement ; il y a bien un individu qui, par exemple, rencontre un autre individu avec lequel il sâaccouple pour donner naissance Ă dâautres individus ; si tel nâĂ©tait pas le cas, il nây aurais pas de possibilitĂ© de trouver un âautreâ mĂȘme qui permette la reproduction. Si je ne peux donc me libĂ©rer de lâindividu â littĂ©ralement celui quâon ne peut diviser â alors je dois trouver un autre mot qui me serve Ă dĂ©noncer lâĂ©goĂŻsme, un mot qui dĂ©crive cet ĂȘtre au monde humain qui dĂ©passe le simple individu biologique ; je pris le parti alors de dĂ©nommer ce nouvel ĂȘtre-au-monde le sujet, câest-Ă -dire celui qui nâest pas seulement un superorganisme, un spĂ©cĂšme devrait-on dire, une composante active et minimale de lâespĂšce, mais celui qui indique une sorte de seconde nature dans lâordre du symbolique, en un mot un individu humain.
Le sujet est une abstraction et une convention : il est un nom et un prĂ©nom, une fonction sociale, etc. Câest lorsque le sujet est Ă©pris dâhubris quâil Ă©touffe lâindividu en lui et â de fait â va Ă lâencontre de la vie.
Lâindividu est un avatar biologique, il est lâincarnation synchronique de lâespĂšce qui est diachronique ; pour ce quâil travaille pour lâespĂšce (et lâespĂšce pour la vie), il nâa que faire de ses attributs de sujets. Il nâest pas assujetti, alors mĂȘme quâil est pulsion.
Le sujet est un avatar humain, un redoublement, le double de lâindividu dans lâordre du symbolique ; lui bien souvent nâa que faire de lâespĂšce, ni mĂȘme de la vie ; il ne travaille que pour lui-mĂȘme et son confort personnel et son histoire proche (Ă©ventuellement ses enfants, ses compagnons, ses amis). Il est assujetti en cela quâil se trouve dâautre maĂźtres que les fonctions biologiques. Il rechigne Ă la pulsion, Ă la passion, et plus gĂ©nĂ©ralement, Ă tout ce qui ressemble Ă la mort (rien ne ressemble plus Ă la mort que la vie, en cela).
Cette distinction faite, on conçoit que lâindividualisme dont on plaĂźt Ă dĂ©noncer les mĂ©faits dans la sociĂ©tĂ© est le fait du sujet plutĂŽt que de lâindividu ; on me dira que câest parce que jâai choisi les mauvais mots, les intervertissant Ă dessein. Voire. Mais câest lâidĂ©e qui mâimporte, pas les termes. Lâindividualisme (assujettissement) est cette extirpation de la donnĂ©es biologique pour son propre confort Ă©gotique. Alors oui en ce sens, peu lui importent les frontiĂšres ; refusant la mort, il refuse aussi la nuit et lâhiver, il nâaime ni le rythme circadien, ni le rythme saisonnier ; il apprĂ©cie Ă©galement tous les mets et toutes les saveurs ; il nâabolit pas seulement les distances, il mĂ©prise les frontiĂšres ; il nâaime pas plus les langues que les dialectes, il cherche un code gĂ©nĂ©ral ; il se mĂ©fie des sexes, il abolit les Ăąges (il traite des enfants comme des adultes, il choie le souvenir de sa propre enfance, il cache les anciens) ; Ă terme, il parviendra Ă nier la corruption du corps, et ses effets clivants, et il deviendra immortel.
Toutes ces qualitĂ©s sâaccordent sans difficultĂ© au libĂ©ralisme, qui sâenracine dans le droit Ă vocation universelle, et promeut ces valeurs de rĂ©alisation de soi, de rĂ©ussite, et dâabsence de limite.
Ceci, il nous faut du temps pour le formuler dans notre esprit. Nous naissons et grandissons comme des sujets ; avec lâĂąge vient la sensation que tout ce que nous croyions alors comme la voie juste, empreinte de justice et de libertĂ©, Ă©tait en fait un enfer pavĂ© de valeurs libĂ©rales.
Alors nous regardons diffĂ©remment la famille qui nous a vus naĂźtre, la sociĂ©tĂ© oĂč nous avons grandi et la culture qui borne nos habitudes les plus Ă©lĂ©mentaires.
Nous regardons différemment les institutions contre lesquelles nous nous acharnions autrefois.
A la vue des migrants dĂ©chirĂ©s dans lâexil, nous regardons diffĂ©remment lâidĂ©e de lâĂtat que nous combattions.
J’Ă©prouve de la peine Ă croire que ce que j’ai tant aimĂ© Ă©tait un mensonge. (CJ 215)
Nous prenons la mesure de lâimportance de la fiction en nous. Nous prenons la mesure aussi de la friction, entre sujet et individu, entre individu et espĂšce, et dont nous sommes le thĂ©Ăątre pas si secret.
Nous passons un temps précieux, nous dépensons de fortes sommes, nous sommes devenus experts en la matiÚre, pour déguiser le réel, pour maquiller nos blessures ou nos grimaces, nos taches de vieillesse, pour rénover nos maisons anciennes en y dissimulant leurs fissures, les anciens matériaux peu nobles, nous déplaçons les murs ; nous celons perpétuellement ; nous ne nous satisfaisons de rien. Nous avons la passion du secret.
5. A lâĂ©tude de la botanique et de lâĂ©cologie, puis de la malacologie, qui ces derniĂšres dix annĂ©es a occupĂ© un temps considĂ©rable de ma vie, mon rapport Ă la vie, mais aussi au monde, a considĂ©rablement Ă©voluĂ©. Quelquâun bouge.
Arya Starck, dans Le trĂŽne de fer, sâentraĂźne avec les Sans-Visage, une secte dâassassins illuminĂ©s, adeptes du dieu Multiface, afin de devenir Personne, lâune des leurs. Ils arrachent le visage de leurs victimes contre rançon, et il ont dĂ©veloppĂ© la facultĂ© dâen changer Ă volontĂ©. Mais Arya Ă©chouera : le sang en elle sera trop fort. Jaquen, son interlocuteur, lui dira :
The girl is not ready to become no one. But she is ready to become someone else. (Saison 5, Ă©pisode 6)
Quand je dis « Quelquâun bouge », la formule impersonnelle propre au langage des Sans-Visages me revient toujours. En effet quelquâun bouge.
Il ne quitte pas les institutions, ce nâest pas tout Ă fait ça. Il dĂ©mĂ©nage, quitte la rĂ©gion et le pays, enflammĂ© par ces questions de sociĂ©tĂ©, de croyance et de laĂŻcitĂ©. Il se dĂ©connecte des rĂ©seaux sociaux. Il sâattelle Ă la botanique : câest-Ă -dire quâil sâadonne au lexique, qui est une maniĂšre de jardinage. Il dĂ©coupe, sĂ©lectionne et range. Il fait un herbier. Il nomme, dĂ©nomme, renomme.
Il se penche sur la thĂ©orie et lâhistoire de lâĂ©cologie. Il contribue Ă la refonte des sciences naturelles, par la thĂ©orie de la biocĂ©notique (celle des groupements fonctionnels : la forĂȘt sclĂ©rophylle, la prairie humide, les cĂ©tacĂ©s mĂ©diterranĂ©ens, les mollusques intertidaux). Il erre dans les salles poussiĂ©reuses du musĂ©um dâhistoire naturelle. Il divague dans les bas-marais alcalins du Barrois, sur les rocailles siliceuses des Maures. Il frĂ©quente les pulvinaies Ă©pineuses du Gennargentu, les boulaies de lâEtna.
Il classe, Ă©lit, collationne.
En effet, « inĂ©valuable est la nature. InĂ©valuable est le ciel. lnĂ©valuable est le feu qui bout au centre de la terre. » (CJ 48) Et pourtant quelquâun bouge. Bouge ses lĂšvres : il parle, ou bien il lit, ou bien il Ă©crit. La nature se passe de la bouche de lâhomme. Cela nâempĂȘche que lâhomme est douĂ© de sa bouche.
Oui, la frĂ©quentation du dehors est venue perturber la rĂ©gulation des livres. Plus gĂ©nĂ©ralement, elle en est venue Ă mettre en crise la tranquillitĂ© jusquâici. La critique nâest pas celle des petits juges des magazines. Elle une maniĂšre de faire corps. Avec la nature comme avec le texte. Elle est cette mĂ©diance. Elle est le langage, câest le langage qui fait corps.
Câest dans le chapitre Lire – Ăcrire
Ne me parle pas de la mer, plonge.
Ne me parle pas de la montagne, gravis.
Ne me parle pas de ce livre, lis, avance plus loin encore ta tĂȘte dans l’abĂźme oĂč ton Ăąme se perd. (CJ 185)
- Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, 1987. ↩
- AndrĂ© Pichot, Histoire de la notion de vie, 1981. ↩
- Augustin Berque, EcoumĂšne, introduction Ă lâĂ©tude des milieux humains, 1987. ↩
- Jâaime beaucoup cette phrase, dâun autre livre : « Or entre le sol – le substrat – et la spiritualitĂ©, l’occupation humaine d’une portion de l’Ă©tendue terrestre produit des liens aux lieux et, ce faisant, des milieux, rapports du vivant Ă son environnement. » ↩