Un texte de Pistes et sillages, une série de textes poétiques nés de l’écoute des préférés de la discothèque. Base d’improvisation, ou simplement paysage et divagation. Une anthologie.
{à partir de The Nubians of Plutonia, de Sun Ra, 1966}
Sommaire
Nuits de la contrée oubliée
Rugit la colonne vertébrale, ou s’ankylose en rauque.
Derrière ça tient.
Pour que ça tienne, faut que ça répète. Ça fait donc des cerceaux, du temps empesé dans le voile, égouttant. Ça fait des lunes, des planètes avec des lunes, des anneaux autour des planètes avec des lunes. Derechef derechef.
Le type, très sérieux, à l’entrée, un peu trop petit, dans sa gabardine et sous son chapeau de privé, distribuait les tickets en récitant toujours les mêmes mots.
Ce n’était pas une tente ou un vaisseau spatial. Mais ce n’était pas non plus un théâtre ou un cinéma.
Derechef, ça tremble de frissons, mais c’est pas la maladie ou la jouissance, c’est la matière avant, la fièvre épaisse.
Ce n’était pas un véhicule, et ce n’était pas une clairière de sambre. Il se faisait entendre, pourtant. Et tous le regardaient.
Les nuits de la terre oubliée
Dans une boîte à chaussure,
une crécelle sur l’épaule
l’arc infini
(c’est-à-dire le mouvement)
la musique d’ailleurs.
Il était gris.
Dedans ça tient.
Les types en rangs d’oignon, tous les types, et leurs épaules coudes et pieds qui se touchent. Ils ne croient pas les yeux les oreilles ni les peaux.
La dame aux bas d’or
Puis elle a mis le pied sur le tréteau.
Le rauque est allé. Ils étaient peu nombreux, ceux qui restaient dans la lumière.
Deux bouteilles ; les bassines.
Le type est très fier, alors qu’elle traverse la scène depuis le fond, et les rideaux qu pétillent.
Elle traverse sans allure mais elle passe sans hâte. Elle descend trois marches qui séparent. Ou un parapet de tissu. Ou une ligne au sol. Ou la fumée d’un patron.
Elle s’assoie dans le public.
Le type est très loquace, il continue de déclamer, il harangue, même lorsqu’on ne le voit plus, ni n’entend plus. Lui aussi il est sorti du champ. Ou bien c’est la douche qui s’est cassée la gueule. Ou plus simplement le double-fond de la scène qui s’est renversé : trappe.
Sûr, les types assis ne savaient plus à quoi regarder.
Ils se sont levés, et comme le dernier sortait, il ne restait que la musique, qui, tout bien considéré, n’avait jamais cessé.
Heure étoile
Tous s’étaient calmés, les balais avaient virevolté et les charpentes, ramassées en squelettes, formaient le coin où elles se tenaient. La poussière retombait, ça faisait des arc-en-ciels en échelles de grains. En échantillons de densités.
Ç’avait été comme une pluie qui lessive les cœurs.
Il n’y eut plus rien, on recommençait tout à zéro.
C’était ça le spectacle. Là-bas, il est plus important pour un artiste de réussir sa sortie,
de distiller ses silences.
Nubia
Dès que je trouve un moment (c’est-à-dire surtout le bon endroit avec les bon objets pour le faire), je bats.
Les doigts, les mains, les pieds, il faut que je boucle en un tournemain une séquence de percussions.
Le panier de la pentole, le petit guéridon de l’entrée, les vieux annuaires, si soleil le bide ou le flanc, quand je marche ou la nuit les dents, qui sont devenues à cet entraînement extrêmement souples.
Aucune mesure ne m’effraie.
Pas plus que l’épaisseur du premier timbre, ou la longueur du tricot.
Ainsi faisant j’appelle.
Battre appelle. Le noir, revient le gris vers lui, en grandes circonférences concentriques.
La pluie, la camaraderie, la nostalgie de l’eau, la promesse des sables.
Les tissus ravaudés, l’épouse en bracelets et colliers, les colliers et les bracelets.
Le frottis d’une corde. Le hululis d’un bec.
Les céréales pilées puis cuites à l’étouffée.
Les bêtes, les peaux, les crocs.
Les masques, la ruche dans le tronc, le vent, la pluie.
Afrique
Le gris, le noir, le violet : ils sont revenus.
« Comment tu veux faire » dit-l’un. « Ah ouais » répond l’autre.
Pas de plan de montage, pas de cahier des charges, pas de légende à la carte. Pas facile aussi.
Un entrepôt sur un aéroport, une casemate dans une carrière, ou un appartement dans une de ces grandes avenues ondulantes, sans fin, où les blocs se succèdent, c’est pareil : l’endroit ne convient pas, même si la cuisine est spacieuse, ou les chaises pratiques, ou la tenture de soie, ou la panoplie à outil complète et bien rangée au-dessus de l’établi. Il y a des taches de graisse mais même elles sont bien arrangées.
Et donc là, à l’heure du sandwiche fade et foireux, on disserte.
On pose un nom [Afrique] sur toute chose qui vaille, et ça fait chaud et froid. Reste à trouver quelques-unes de ces plantes qui forment les livres ou les instruments de musique ou les nuit moites des étangs.
Watusa
La longue chaîne des esclaves s’est démenée, et c’est une fanfare, qui investit l’avenue.
(Même si cette avenue se réduit à un couloir d’hôpital.)
C’est en tout cas une marche de fierté, d’or et de cuivre et de bois rares et de peaux.
Les couleurs, les couleurs !
Le vert appelle le violet, le noir, le gris.
La longue chaîne s’étire et se rabougrit, puis se met à tourner et se spirale.
Spirales, spirales pour construire un puits, un puits qui est une amulette, une amulette qui efface parce qu’elle voyage…
Aethiopia
Depuis les fonds obscurs des âges comme des nuits les plus fondes, jusqu’aux chantiers, aux usines ou même à la rue la plus anonyme avec ses grandes caisses fatiguées, sa borne d’incendie, son feu tricolore qui clignote depuis trop longtemps, on a quitté le monde.
On a quitté le monde, une fois encore derrière la batterie.
Parce que sans le pouls il n’y a pas de vie. Tu danses, peut-être, et c’est ton pays à toi, que tu embrasses dans le geste.
Un temps qui dure pour engober le pays.
Alors ils reviennent le gris le violet le vert le noir, vers le jaune…
Ils communient.