Microfiction (cérofiction) de la série Résidences
Jâai croisĂ© une fine Ă©quipe, alors que jâĂ©tais en train de ramasser des coquilles. CâĂ©tait la pluie, lâautomne et surtout le plein passage des grues. Je draguais Ă qui-mieux-mieux le fond des petits Ă©tangs qui bordent les grands Ă©tangs qui bordent le lac du Der. Toute une sĂ©rie de piĂšces dâeau, gigognes, auxquelles on peut facilement rejoindre par les chemins agricoles.
Tu regardes des types qui te regardent passer comme des vaches, les yeux sans expression, perchés sur leur tracteur flambant neuf et dans leur putains de céréales.
Chez nous yâa plein dâĂ©tangs. Chez nous, yâa des Ă©tangs, câest surtout parce quâil y a des Ă©tangs que câest chez nous, en fait. Ces Ă©tangs, les proprios qui aiment pas trop nous voir traĂźner dans leurs parages, parfois ils les vident, ils les vidangent pour racler la merde du fond, la croĂ»te de vase quâil laissent dâabord sĂ©cher tout un Ă©tĂ©. Avant ils ont bien pris soin de rĂ©cupĂ©rer tous les poissons, et de la vendre au plus offrant, des types viennent dâAllemagne, de Hollande, nous les Français non, on doit ĂȘtre trop cons. Câest dans cet Ă©tĂ© que moi je viens draguer le fond. Je descend carrĂ©ment dans lâĂ©tang avec une paire de bottes normales, mĂȘme pas les cuissardes, avant oui, cuissardes et tout un barda, mais jâai tout envoyĂ© balader, que les bottes, et un sac en plastique. Je ramasse les grosses palourdes qui sont restĂ©es lĂ , comme des connes.
Yâa des palourdes grosses comme deux mains dans les Ă©tangs. Personne le sait. Des grosses. Des anodontes il paraĂźt que ça sâappelle, des moules dâeau douce.
Câest pas que je les bouffe, hein, ça doit ĂȘtre dĂ©gueulasse, surtout que quand jây vais ça fait longtemps que lâoccupant Ă dĂ©mĂ©nagĂ©, sâest rĂ©duit en bouillie avant de disparaĂźtre, bouchĂ©e aprĂšs bouchĂ©es, dent Ă dent, par les insectes ou le soleil. Mais câest que ça paye, les palourdes, eh ouais. Jâai des types qui les achĂštent, Ă Montier, Ă Vitry, quâest-ce que tu veux. Des conneries de trucs touristiques. Des pieds de lampe, des filets pour les gosses, des sculptures horribles, des dĂ©corations de jardins, beurk.
Jâavais donc fait razzia de lâĂ©tang nouvellement Ă sec, jâavais rempli tout un sac de toile de jute, jâavais les pieds collants de vase agglomĂ©rĂ©e et les mains sales et plusieurs taches de ces argiles et limons sur les fringues. Je mets le sac dans le coffre de la bagnole et comme jâallais partir, je tombe sur eux.
Toute une Ă©quipe, deux nanas, deux Ă©normes nanas du genre de celles qui vident les poissons ou font des saucisses, des qui nâont pas froid aux yeux, avec des bottes, des poitrines Ă©normes. Et trois autres types, tout aussi bizarres ; une mec grand et baraquĂ©, patibulaire, des yeux de fouines, bien bleus les yeux, accompagnĂ© dâune rosse, une montagne au front bas, un genre de bĆuf qui nâavait pas tellement les yeux en face des trous. Et un troisiĂšme tout maigre tout fluet, un gamin mĂȘme, qui devait ĂȘtre celui du premier. Les filles, incapable de leur donner un Ăąge et de savoir quel rapport elles entretenaient avec chacun.
Vous faites quoi lĂ Â ? Ils me demandent. Je leur dis que je suis allĂ© faire un tour au bord de lâĂ©tang pour voir la vidange, que ça mâintriguait. Zâavaient pas lâair de croire. Mais zâavaient pas plus lâair dâen ĂȘtre les proprios. Pour les poiscailles ? ils demandent (surtout le petit chef hargneux en fait, les autres Ă©taient sur le qui-vive) ? Nan nan comme ça â mon sac de toile Ă©tait dans le coffre, invisible. Vous vous ĂȘtes bien salopĂ©, dit une des filles, la brune (disons). Heu ouais, je me suis cassĂ© la gueule. Mouais, ça glisse hein. Oui.
Finalement ça fait petit comitĂ© et le gamin pose le sac, large et haut, quâil avait, lui, sur le dos. On fume une cigarette, on papote. Dâun coup on est les meilleurs potes du monde, on attend nos biĂšres au comptoir de la fĂȘte du lardon.
Peu Ă peu jâapprends quâils sont toute une bande quâun type dâici, un proprio justement, a recrutĂ© pour aider Ă la pĂȘche au filet, pendant la vidange du troisiĂšme des grands Ă©tangs. Câest vachement contrĂŽlĂ©, yâa un type de la fĂ©dĂ©, un type de je sais pas quoi de la mer, et puis il y a une espĂšce dâhuissier qui vise les prix et fous des plombs (comme ça il a dit).
Yâm disent Tâas quâĂ venir, tu pourras filer un coup de main avec la senne, on nâest jamais trop nombreux. Et nous voilĂ partis, eux ils avaient un genre de petit camion, et me voilĂ qui leur colle au train, on fait quoi, dix-douze kilomĂštres, et on arrive, par une piste, jâaurais jamais osĂ© y passer, Ă proximitĂ© de lâautre Ă©tang.
Effectivement, il Ă©tait Ă sec ; il ne restait quâune espĂšce de chenal central qui coulait dru encore, yâa tellement dâeau dans ces trucs. Il y avait un siphon, le chemin passe comme dâhabitude sur la tĂȘte de lâĂ©tang, et on sâest tous retrouvĂ© lĂ , au-dessus de la bonde. Des dizaines et des dizaines dâoiseaux tournoyaient en silence (surtout des mouettes, quelque cormoran, quelque goĂ©land, dâautres trucs). Les sĂ©nateurs, dit le chef, qui avait vraiment une tĂȘte de gros connard des champs, doublĂ© dâun vicieux mĂ©chant, Finalement. Un type en uniforme avec mĂȘme une arme Ă la ceinture. Un autre type en devise. Bon vous ĂȘtes au point les gars, on nâattendait que vous ? Va falloir y aller, le camion arrive.
En effet, moi je regardais le chenal en eau oĂč se prĂ©cipitaient des tas et des tas dâĂ©cailles de filets de toutes les tailles et couleurs. Pauvres bĂȘtes je me disais. En particulier il y avait des tout petits, minuscules poissons, de la friture qui souvent venait dâatterrir en banc sur le sable, trop faibles pour retrouver lâaxe. En observant mieux, je voyais quâil y avait comme ça des dizaines et des dizaines et des dizaines de ces petits poissons qui clapissaient sur les berges⊠enfin les berges⊠le fond de lâĂ©tang quoi. En effet donc un gros camion frigo est arrivĂ© et un type Ă©norme, portugais jâaurais dit ou serbe, en est sorti. Il a rien dit. Il a filĂ© des papiers qui dans ses mains comme des barattes semblaient des confettis, au type en uniforme puis est allĂ© ouvrir les frigos du camion. Des poissons chinois, il me dit, devant les petits. Yâen a partout maintenant.
Dans lâeau il y avait un autre genre de nĂ©anderthalien qui commençait Ă dĂ©ployer le tramail, un genre de filet en losange ; je connaissais parce que mon oncle avait fait ça un moment quand jâĂ©tais mĂŽme.
Quand tout a Ă©tĂ© prĂȘt, aprĂšs mĂȘme pas une heure, les filets Ă©taient dĂ©jĂ installĂ©s, ils ont descendu une grande poubelle verte, puis une autre, et on a ramassĂ© tout ce quâon a pu trouver, tout ce qui sâest retrouvĂ© emportĂ© par le flux et Ă©crasĂ© contre le mur ou la grille de lâĂ©vacuation. Un truc de ouf. Des tonnes de poissons, des carpes, des brochets, des perches, mais un truc de fou, des aloses, des barbeaux, des silures, et puis toute cette myriade de petits machins chinois immangeables, par milliers par milliers. On mettait dans les poubelles, on les montait, les filles triait les espĂšces et les disposaient dans des caisses de polystyrĂšnes, ça filait grave. Le type en arme contrĂŽlait les poids (ah oui yâavait une balance, qui Ă©tait mise directement dans lâĂ©tang sur des cagettes, une grande et belle balance des marchĂ©s) et notaient des trucs sur un papier. LâĂ©tait pas causant lui.
Il pleuviotait : tout est allĂ© trĂšs vite, aprĂšs. Le camion a Ă©tĂ© plein, câĂ©tait son deuxiĂšme ou troisiĂšme tour, il allait Ă je sais pas oĂč pour stocker au frais, on a mis un certain temps Ă replier le bazar de filets, câĂ©tait pas simple, câĂ©tait les pattes dans la merde, jâĂ©tais trempĂ© en bas Ă cause de lâeau et des poissons qui rentraient dans mes bottes trop basses, et trempĂ© en haut Ă cause de la sueur de lâeffort.
Ensuite ils ont commencĂ© Ă ranger leur matos dans un 4×4 qui Ă©tait garĂ© lĂ . Le type en arme est parti avec lâautre dans une R19 quâils avaient laissĂ©e Ă lâentrĂ©e de la piste. Le type aux yeux de fouine mâa serrĂ© la main et sans un mot il mâa dĂ©signĂ© une caisse de polystyrĂšne pour moi. Quand ils sont partis, yâavait plus de bruit, que les oiseaux qui se gavaient comme des putes. Dans la caisse yâavait une douzaine de coques de palourdes en vrac, certaines Ă©taient cassĂ©es. Elles Ă©taient mĂȘme pas lavĂ©es.