Ce texte [Acte 4, scène XLVIII], qui aurait pu s’intituler également Dauphins sautant hors de l’eau ou La haine de la peinture, appartient à De par la ville de par le monde, un roman en cours d’écriture, en six actes et soixante-douze scènes, qui traite de la figure d’Auguste dans l’Empire romain et au-delà, sporadiquement mis en ligne ici… et exposé là.
C’est sans doute parce qu’il a chié dans les fonts baptismaux au moment crucial (le moment où, aujourd’hui, toutes les lentilles des caméras auraient été tournées vers lui, avides de l’évènement) que le futur empereur se voit affublé de ce terrible surnom de “Copronyme” (« au nom de merde, au nom couvert de merde »).
Qu’on rapporte en revanche que le saint père du moment, Germain I
La vue est, de nos sens, le plus utilisé, et de très loin : jusqu’à 95% de l’activité sensorielle. Qui souhaite pénétrer dans un monde plus profond doit fermer les yeux. La vue, et par conséquent l’image, ne représentent que les surfaces et la superficialité du monde.
En ce sens l’écrivain est un iconoclaste. Gustave Flaubert le disait à sa manière, lorsqu’il refusait les illustrations dans ses romans : « Vous voulez que le premier imbécile venu dessine ce que je me suis tué à ne pas montrer. »
Plutôt que des images, devant lesquelles on ne peut que se rendre, le livre renferme (et protège) des voix : des voix amassées, des voix perdues, des voix du passé, des voix inaudibles, des voix inouïes.
Les livres répondent d’une voix. Les livres répondent à une voix. Les livres sont la réponse d’une voix, les livres sont un tombeau de voix. Aucun des sens ne peut suppléer à ce que les livres peuvent donner à saisir, ou plus justement approcher. Les voix des livres ne sont pourtant pas tout à fait du domaine de l’audible, de la phonation ou de l’audition.
Chance ou malheur, l’écrivain doit se débrouiller avec la pelote embrouillée du langage, sans pouvoir recourir aux raccourcis de l’illustration.
Il existe une période obscure de l’histoire de l’ancien monde et celle-ci s’étend plus ou moins du IV
L’Empire romain n’est plus que “d’Orient” alors, et de multiples arrangements aussi habiles que nourris de realpolitik, ont favorisé l’accession aux plus hautes responsabilités de Barbares, non pas plus fins, mais moins butés, sans doute, que d’autres hordes débarquées des steppes centro-asiatiques ou des landes scandinaves. Ces Barbares sont les Francs.
En 757, bien après Clovis Ier, le dernier des Mérovingiens, son lointain héritier, Pépin le Bref, reçoit de Constantinople un présent merveilleux : un instrument de musique jamais vu, ni jamais entendu.
Les chroniqueurs relatent l’évènement qui impressionna durablement la “cour” de l’époque, cour de l’époque qui devait rassembler deux trois guerriers plus émérites, quelques notable à peine dégrossis avec leur dame aussi, des chevaux, un ou deux clercs écorchés et effarouchés, et peut-être quelques oies et lapins, avec un bœuf et un âne — bâtarde crèche en devenir.
De récentes découvertes archéologiques ou philologiques précisent que le surnom « le Bref » de Pépin ne viendrait pas de sa taille ou de son âge, mais de la qualité de son écoute et de la rareté de ses paroles. Pépin le Taiseux. Pépin le Livre.
Le pape Étienne II avait demandé son aide à Constantin pour défendre l’Italie d’autres barbares encore, mais Constantin était empêtré dans la querelle des images et ne sut répondre à temps. Pour la première fois depuis les temps immémoriaux de l’Empire — c’est-à-dire depuis Auguste — le pape ne se tourne pas vers l’Empereur (le seul en titre, le seul qui reste) mais vers un nouveau roi (Pépin le Bref) qui s’accommode fort bien de cette nouvelle élection qui scellera le lien indéfectible entre l’Église et le nouvel état naissant, et sera même à l’origine des États pontificaux contre la reconnaissance de la part de l’autorité ecclésiastique de la nouvelle dynastie carolingienne (754). Le récit de la traversée des Alpes par le pape et son convoi ne nous est pas connu et reste à écrire.
Suite à ce revers diplomatique, et en guise de gage de paix et d’alliance, Constantin V Copronyme envoie alors en 757 un messager avec le cadeau à Pépin en sa demeure de Compiègne, sous-préfecture de l’Oise, et ce cadeau est un orgue : le premier orgue réapparu depuis les invasions barbares, et personne ne sait ce que c’est, ni comment le nommer, ni quels sons il produit, ni comment en jouer.
On ne sait pas ce qu’il est devenu (il n’est pas resté à Compiègne, en tout cas, peut-être transféré en la villa royale de Quierzy, canton de Vic-sur-Aisne, département de l’Aisne) mais Charlemagne (fils de Pépin) possèdera un orgue très semblable en la cathédrale d’Aix-la-Chapelle.
Une fois l’instrument utilisé, l’un des chroniqueurs parlera pour le décrire de « dauphins sautant hors de l’eau ».
Pascal Quignard avait trois tantes qui s’occupaient de l’orgue d’Ancenis, sous-préfecture de la Loire-Atlantique. Il est singulier de constater que l’entretien des soupapes et des tubes, des clapets et des soufflets, soit souvent confié à des femmes.
Comme on l’apprend à l’école, les mots amour, délice et orgue sont les trois seuls de la langue française qui sont masculin au singulier et féminin au pluriel2.
Lorsqu’on lui demande pourquoi il écrit des romans alors qu’il avait déclaré vouloir cesser en écrire (et se consacrer exclusivement à Dernier Royaume) Pascal Quignard répond que le roman lui permet de donner vie à des personnages féminins, à incarner son désir de féminin.
Il existe de nombreuses relations de voyageurs, de chroniqueurs, de poètes, qui assimilent les dauphins aux sirènes. Par exemple Mimì Nastasi, dans Horcynus Orca, qui affirme que dauphins et sirènes partagent la même généalogie.
Un obscur poète de l’époque, Ernold le Noir, en hommage à Louis le Débonnaire, troisième fils de Charlemagne, qui fait construire le premier orgue à soufflets d’Europe, écrit : « Même l’orgue que jamais la France ne connut, dont le fier empire grec s’enorgueillit excessivement, par lequel Constantinople pensait avoir brillé plus que toi, le palais d’Aix le possède maintenant. Peut-être est-ce pour l’Orient le signe qu’il doit se soumettre à la France, puisqu’il a perdu cet ornement extraordinaire. »
Il renverse la vapeur, la causalité historique : Constantin V offrit l’orgue comme un message à Pépin : non de soumission, mais de reconnaissance, comme de la restauration de la partition de l’Empire en deux : celui d’Occident incarné par le Franc, et celui d’Orient incarné par le Byzantin. L’orgue est le souffle, la voix qui permet d’unir deux mondes, tout comme le livre est l’instrument qui permet de dire l’indicible, de saisir le monde qui échappe aux sens.
Je ne sais pas si c’est par péché d’orgueil, ou tout du moins par choix tactique, que Pépin reste sourd à la voix muette de Constantin. Je ne sais pas si les héritiers de Pépin sont demeurés fidèles à sa courte parole et à la joie et à l’émerveillement qu’il dût avoir en voyant les tubes plaqués d’or et les bois rares sertis de pierres précieuses.
Toujours est-il que les orgues restèrent silencieuses encore un peu, puis se turent tout à fait comme les sirènes, assassinées par le retour des icônes, je veux dire la victoire des images (jusqu’à aujourd’hui : le cinéma, la télévision, internet, tous les écrans qui surfacent le monde) sur l’imaginaire.
Certes l’Empire romain perdurerait — et comment ! — et notamment grâce à l’Église, et grâce aux images qui surfacent le monde — mais la naissance du Saint-Empire germanique qui se profile, et qui provient peut-être d’un malentendu entre Constantin et Pépin, abolirait définitivement la voix grecque et maritime — ou en tout cas la hiérarchiserait durablement à l’image continentale et germanique. Les dauphins cèderent devant le bœuf.