Dans le cadre d’un projet d’écriture de haute volée, Féroce, fomenté avec quelque éditeur où l’herbe ne repousse pas, je me lance à corps perdu dans la traduction libre de textes choisis de l’hénaurme livre de Stefano d’Arrigo, Horcynus orca (1975).
Alors que l’orque s’est installée dans les deumers, dans le détroit, un vieux pélisquale, don Giulio Vilardo, raconte aux autres pécheurs, plus jeunes, deux épisodes d’une première visite du monstre ; la première a lieu juste après la première guerre.
L’autre guerre, celle grande, venait de finir et d’ailleurs, des six de la chiourme cette fois-là, trois ou quatre n’avaient pas encore quitté leur uniforme de la Marine Royale. Comme cela se produit toujours en temps de guerre, un grand vide de mer était né et durait encore, et en conséquence régnait et dérégnait une faim si grande, accompagnée de toutes sortes de fièvres et de maladies, que partout alentours ce n’était qu’un lazaret, un défilé de gens faibles, squelettiques, qu’on croisait ça et là, partout jetés dans le sports, qui mouraient alors ou mourraient plus tard.
Ce jour-là, ils étaient partis pour le Golfe de l’Air, misant au moins sur quelques passades de maquereaux. C’était une caravane de barques calabraises et siciliennes qui montait sous la lune dans l’aube ; aux environs de Nicotera, entre Palmi et le Golfe, ils avaient croisé une chaloupe où se trouvaient un père et son fils : le père pouvait avoir une quarantaine d’années et le fils une vingtaine mais il faisait le double du père. Les rames dans la barque, riverive, ils mangeaient quelque chose, on ne voyait pas quoi : de loin, on aurait dit qu’ils se mangeaient les doigts, peut-être parce qu’ils croquaient quelque crabe des rochers, les épulpant faméliquement.
« Epargnez-vous la route », les avait avertis le père lorsqu’ils le saluèrent. « Le Golfe est comme tout le reste, tout s’appauvrit là aussi, cette fois. Trois jours et trois nuits qu’on le fouille, morceau par morceau, moi-même et le ci-devant fils mien, puis nous nous sommes résignés. Vous voulez essayer ? Essayez, toutefois, croyez-moi, bredouilles rentrerez ». Et de la main il avait indiqué lui-même et son fils comme pour dire : regardez, nous.
Mais ils y étaient maintenant, le Golfe était à une encablure, et tant qu’à faire on pouvait essayer : ils arrivèrent ainsi au Golfe, ils le parcoururent de long en large et, comme ce père et son fils l’avaient prédit, ils rentrèrent bredouilles ; dans la deuxième partie de la journée, en repassant par l’endroit où ils avaient vu la lancette, peut-être un chouia en-dessous, un chouia au-dessus de Nicotera, ils virent là que la foule s’était rassemblée. Pécheurs, et barques, il y en avait de la mer à la terre, et entre les barques, les voix couraient selon lesquelles, tout d’un coup, une tornade avaient dû se déchaîner et que celle-ci avait pris de plein fouet un père et son fils de Nicotera qui étaient sur leur lancette et avaient connu un sort mauvais. Une sale fin. Bien sûr ils avaient reconnu le père et le fils qu’ils avaient laissés à cet endroit ce même matin.
Les premiers arrivés les avaient trouvés, le père les pieds dans l’eau et la tête sur les pierrebambines, le fils tourné dans l’autre sens, tous les deux au milieu des ruines et presque du hâchage de leur lancette, la carène écrasée dans le sable, entre le mouillé et le sec, et les débris éparpillés tout autour, et même assez loin, partout dans la marina, de sorte que, spécialement riverive, elle semblait retournée comme si cent chevaux avaient cavalé à cet endroit, s’y étaient battus et y avaient roulés sablesable tous ensemble. La scène était effectivement comme si là précisément, dans ce rétrécissement de la mer, dans cette étendue de mer où avant se trouvaient la lancette s’était enfournée une tornade marine tout entière. A première vue, la scène donnait seulement cette impression, comme le déchaînement d’une terrible force de la nature : une trombe d’eau une tornade, tsunami ou tremblement de terre, ou un peu de celui-ci et un peu de celui-là.
Le père et le fils étaient complètement brisés dedans, les os fracassés, sans plus de souplesse de colonne vertébrale ni arrête d’épaule ou rotondité des genoux ou de la tête ; ils étaient réduits en miette à présent, manchots et flasques dans leurs peaux comme dans un sac, même s’ils ne présentaient ni blessure ni déchirure : seul un fil de sang noir leur sortait de la bouche, des oreilles, du nez, et ceci était l’unique signe du massacre qu’il portaient là, en eux. Il faut dire aussi qu’ils puaient, mais tout d’abord même cette puanteur semblait provenir de cette bouillie d’os et de chair, du massacre de leur corps comme si, au lieu de journées entières, quelques heures suffiraient à les encharogner.
Le fils était déjà mort. Il était face contre terre, comme posé, les yeux gonflés et auberginés, encore ouverts, et il était comme si on l’avait roué de coups, et lui avait pleuré une grande douleur, comme s’il n’avait pas pu résister à la honte et était mort à cause de ça.
Le père, rejeté sur le sable, les jambes et les bras en X comme une grenouille, de fait, était mort lui aussi, on ne pouvait pas en douter un seul instant en le voyant, seulement il se réserva, de son propre chef, quelques minutes de plus pour s’aboucher depuis là-bas avec ceux qui, d’ici, du monde des vivants, encore tout chaud pour lui, l’interrogeaient. Un pécheur avec des pécheurs, toute une gente toujours en danger, lui il connaissait son devoir et son devoir à lui, même avec l’âme entre les dents, c’était de parler, dire ce qu’il en fut, ce qu’il n’en fut pas, son devoir était de dire : ceci est le malheur où je passai, je vous en donne l’information pour vous prévenir et afin que vous puissiez vous en préserver vous au moins. Ce fut ce qu’il fit, ni plus ni moins, et tant qu’il ne le fit pas complètement, tant qu’il ne les satisfit pas, ceux qui avaient été ses camarades dans ce misérable métiastre, tant que tous n’aient pas pâli, les yeux effrayés, ils le scrutaient pour trouver cœurnet, celui-ci parla, il parla, en partie avec la langue embrouillée du râle, en partie avec le langage de ses yeux, qui semblaient immortels en comparaison de tout le reste de son corps. Il parla, ne s’avoua pas mort : il leur donna tout le commentaire qu’ils réclamèrent et pour être fidèle jusqu’au bout, comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre, il fit même d’autres commentaires, sur la mort de son fils, jusqu’à la sienne propre, comme si elle était déjà survenue. Il ne chercha même pas son fils des yeux, peut-être parce que son fils il savait déjà où il le retrouverait : il était à présent mort pour touts sauf pour ces pécheurs qui se tenaient autour de lui, ceux qu’auparavant il avait prévenus qu’il rentreraient de la mer de l’Air assurément vides, comme lui-même était rentré avec son fils, et qu’il prévenait maintenant qu’ils risquaient eux aussi de mourir comme il était mort lui avec son fils, lui qui était mort pour tout sauf pour raconter pourquoi comment il était mort.
« Attendez d’aller là où vous devez aller », ils l’avaient prié, eux agenouillés à côté de lui, mélangés ensembles pécheurs calabrais et siciliens. « Donnez-nous un seule audience. Pardonnez les ennuis que nous vous causons. Pardonnez-nous l’impertinence, l’indélicatesse » il lui firent autour, mais c’étaient des politesses que formulaient les vivants, des vivants qui avaient du temps à perdre. Lui savait quel était son devoir, mais eux, à sa place, se seraient-il comportés peut-être différemment ?
« Moi je m’imagine, même si par votre gentillesse vous n’en faites pas cas, que vous écœure cette puanteur que vous sentez, mais Dieu me soit témoin que si elle vous paraît provenir de la chair, de notre chair à nous, nous ne puons pas nous, père et fils » fut la première chose qu’il dit comme s’il y tenait beaucoup, même si c’était encore manières, souci de vivant, de clarifier tout d’abord ce point. « C’est elle qui puait. »
— Qui elle ?
— La féroce, il murmura.
— La féroce ? La féroce ? La féroce ? »
Du plus proche au plus lointain, ce nom terrifiant résonna dans la marina comme un écho croissant d’émerveillement apeuré, il passa de bouche en bouche et, passant, il mettait à tous le sang sur le visage, chacun se tournait pour regarder, regarder autour de lui ses yeux vus, à présent, avec tous ses yeux vus qu’il posait sur les chose, il pesait le juste, effrayant nompoids sur un plateau de la balance, bouchée après bouchée, et dans si tempétueux, impressionnant ensemble, ce massacre : père et fils tus massacrés dedans, une médée d’os, de chair et de sang, en somme, comment dire ? roncevoccis, et la lancette, quant à elle, défoncassée, en miette comme les noix et les noisettes, et après ce peser du poser les yeux sur ce mondefin de chairs humaines et bois de lancette, varangues et barrots et bauquières, et puis la marina sens dessus dessous, toute sablesable et puanteur, chacun se disait : ça c’est l’œuvre de la féroce, et nous qui la prenions pour une tornade marine. Ils avaient besoin de le dire que ce massacre leur faisait un effet beaucoup, beaucoupissime plus effrayant ?
« Pardonnez la demande » lui fit alors quelqu’un. « Vous n’avez pas fait une bêtise, par hasard ? »
Les lèvres, gonflées et noires comme sang, se froncèrent comme dans une grimace de sourire, comme pour dire : ça vous paraît une bêtise, tout ça ? il vous semble que moi, mon fils, dans cet état, nous vous paraissons idiots ? que, si la féroce est idiote, alors nous aussi, père comme fils, réduits à ça, nous devrions être des idiots.
« La féroce, la féroce » il répéta, et puis il ajouta : « Blessée, blessée… une blessure ambulante, toute blessée, pour sûr qu’elle l’était. C’est pourquoi elle puait.
— Blessée ? Une féroce ?
— Eh, je sais, il fit des yeux. Je sais que ça vous paraît scandaleux d’entendre parler d’une féroce blessée…
— Et elle vous a massacrés, vous dites, avec toute la blessure qu’elle avait ?
— Oui, fit-il, deux fois encore avec les yeux. Comme ça, pour sûr, comme vous nous voyez, le père et le fils…
— Vous lui avez infligée vous la blessure ? Vous l’avez blessée vous ? demanda quelqu’un, très naïvement.
— Moi ? il fit encore avec les yeux, et on comprenait que s’il avait été en bonne santé, il aurait souri avec compassion. Moi, la blesser ? semblait-il dire. Comme si vous ne saviez pas de quoi vous parlez.
— Mais cette blessure, elle était grande ?
— Ça ! la blessure d’une féroce…
— Mais pour se faire une idée, elle était grande comment, d’après vous ?
Il se toucha comme pour dire : comme moi. Puis, la main devant lui, il fit un signe comme pour dire : j’aurais pu y entrer entier moi. De la main il fit encore un signe, à l’horizontale, comme pour dire : j’aurais pu y entrer tout entier, moi. Comme dans un cercueil, il ajouta à mi-voix, et c’était vrai, ç’a avait ça pour lui effectivement, un cercueil.
— Et c’était une vieille blessure ?
— Dans le cas contraire elle aurait pué autant ? Comme ça ? Comme ça ? il disait, détachant les syllabes, presque muet et en faisant des signes avec les yeux vers oui, vers son fils, à eux deux le père et son fils, et au mondefin qui était le leur et qui les entourait. Comme ça ? Dans le cas contraire elle puerait autant, comme ça puait aussi toujours autour de lui, autour de son fils, autour du tas de débris de la lancette, et sur le sable et dans l’air de la marina ?
— La blessure, alors, s’était putréfiée ?
— Eh oui.
— Et rendu comme ça il vous a massacrés ?
— Eh oui.
— Mais ici vers le rivage, comment elle est venue ? Elle s’est échouée ou vous l’avez portée vous ?
— Nous, pour notre désastre…
— Mais il y eu combat ? il y a eu du sang ?
— Non, non.
— Et alors ? Vous l’avez trouvée qui semblait mourante, par hasard ? Elle sentait la charogne et elle vous semblait à la dérive entre-deux mers, c’est ça ?
— Eh oui
— Et elle puait ? elle puait tellement, que vous vous êtes dits : elle, normalement, elle pue toujours à un mile, cette fois-ci pourtant, elle pue la mort, ce n’est plus sa puanteur personnelle de vivant, du puant vivant. Ça vous a encouragés et vous l’avez abordée, c’est ça ?
— Exactement comme ça, il fit, acquiesçant toujours avec les yeux.
— Et vous vous êtes fiés, imprudents que vous êtes… Mais l’évent, vous lui aviez bloqué au moins ?
— Oui, oui.
— Mais de l’étoupe, les rejets de chanvre, de l’étoupe vous en aviez ? et l’étoupe que vous aviez vous a suffi ?
— A peu près…
— Jamais assez pourtant pour lui obturer les deux trous, pas vrai ?
— Eh oui, jamais assez…
— Vous avez pris des sacs, des jaquettes, tout ce que vous avez trouvé et vous l’avez coincé là-haut ?
— Eh oui.
— Mais vous êtes bien sûrs d’avoir bien tassé les orifices de l’évent ?
— On s’en est persuadé, il fit, levant les yeux au ciel.
— Et elle, quelle a été sa réaction ? Elle réagit ou non ?
— D’abord non. Puis elle réagit.
— Et comment est-il possible que vous puiez autant en chair, vous aussi ? Vous avez trituré sa plaie, par hasard ?
— Mais cela vous paraît-il possible ? il fit, les yeux comme scandalisés, mais encore plus attristé.
— Mais alors comment ? Elle vous a empasté les mains peut-être quand vous vouliez déboucher l’évent ?
— Eh bien… Peut-être après, quand elle nous a lazarés »
— Et qu’avez-vous fait ensuite ? Vous l’avez liée par des cordes ? De quel côté ?
— La dorsale. Par où sinon ?
— Et elle ?
— Elle ? Rien. Elle puait seulement, elle puait qu’on n’y tenait pas.
— Et vous l’avez traînée jusqu’ici, à la rame, des tonnes et des tonnes à la rame ? Et ici, que s’est-il passé ici ? Elle puait et d’un coup elle ressuscita au point de vous défoncasser, le père, le fils et la lancette ?
— Oui, oui, comme ça, à peut près comme ça.
— Mais comment vous a-t-elle défoncassés ? Avec quoi ? avec la queue, avec des coups de queue comme des coups de maillet ? ou bien, ou en même temps, avec les coins qu’elle a dans sa bouche, terribles, très terribles, ces scalpels avec lesquels elle débite, elle débite des tonnes et des tonnes de baleine, avec ceux-ci elle vous a fracassés, le père et le fils, et réduisit votre lancette en bouillie ?
— Eh bien, cela, je ne saurais pas vous dire, leur fit-il comprendre, renversant la main, et puis il leur fit encore comprendre : Avec tout cela à la fois, peut-être. »
Dans le même temps, avec l’autre main, de côté, là, il creusait le sable, il la tenait fichée dessous un moment, puis il la tirait hors du sable et de nouveau il creusait, puis il la refichait dessus, donnant l’impression qu’il n’avait rien à voir avec ce que faisait sa main, et même comme s’il ne s’en souciait pas, presque comme si cette main était désormais extérieure à sa personne ou bien alors comme si lui-même, désormais, était hors de sa propre personne.
« En somme elle revint, du tout au tout ? Elle semblait mort, la lazarone ? Elle était morte ou elle faisait semblant de l’être ? Qu’elle était votre impression ?
Il bougea, comme dans un miserere, index et pouce comme pour signifier : pour moi elle était morte.
« Mais personne ne vous a jamais averti qu’il s’agit d’un être immortel ? qu’il s’agit d’une sanglante, qu’avant que ne s’assèche son sang à elle, s’assèchent les océans et les mers ou elle va ? Est-il possible que vous n’ayez jamais entendu cela ?
— Maintenant je sais, ah oui, maintenant oui, répondit-il les yeux en crucifix. A mes dépens, il semblait vouloir dire.
— Mais comment, comment avez-vous pu vous persuader de réduire1 ce terrible et énormanimal, cette frayeur des humains, et de le manipuler, père et fils, la puanteur pestilentielle qui émanait d’elle et qui vous a attaqués ne vous aurait-elle pas déboussoler, faisant ensuite empester avec vous chaque chose ici ? Comment se fait)il que vous ne l’ayez pas envoyé se faire foutre, passant au large ? »
Il réussit à frotter sur le sable l’index avec le pouce, en un geste qui, s’il avait toujours était loquent, surtout dans ces jours-là, était fatalement devenu très éloquent : la faim, ça voulait dire, en effet. Pourquoi lui parlaient-ils de puanteur et de désarroi ? Ils devaient le savoir que le désarroi causé par la faim fait passer en deuxième ligne tous les autres désarrois. Autour de lui, par contre, plusieurs d’entre eux commencèrent à reculer sans se faire voir, en se bouchant le nez et la bouche avec un mouchoir : parce que même de deuxième main, ou plus précisément par personne interposée, cette puanteur était insupportable pour des hommes. Et à mesure qu’ils s’écartaient de lui, ils lui posaient moins de questions, lui tenaient encore moins compagnie, et lui semblait à chaque instant mourir un peu plus, il semblait même, d’instant en instant, qu’il supportait de moins en moins de se tenir en vie parmi eux, pour eux, en tant que mort qu’il devenait de plus en plus : la puanteur semblait l’accompagner du même pas, elle semblait toujours plus devenir sienne, à lui et à son fils, et appartenir de moins au moins à la féroce.
Et à présent qu’il avait compris qu’ils ne pouvaient plus tenir à cause du dérangement gastrique, en bougeant à peine le bout des doigts et donnant encore cette étrange impressio, ce faisant, le voyant, que cette main et le corps attaché à cette main étaient désormais très éloignés de lui-même, il voulait dire, le coquin :
« Allez, allez, n’ayez aucun scrupule ; de toute façon moi aussi, comme vous pouvez le voir, j’ai du chemin à faire. »
- Du sicilien sconzare, débarrasser, détruire. ↩