Ma fille m’a fait découvrir le jeu en ligne Agar.io l’une de ces nombreuses addictions que le monde contemporain recèle et qu’il nous adresse afin de nous détourner du désagrègement qui nous attire. Autre forme de l’éparpillement toutefois, au propre comme au figuré, puisque le piège peut se refermer sur notre conscience, et alors les heures défilent devant l’écran.
Mais ce jeu est aussi habilement métaphorique de la vie sur cette planète qu’il en suscite presque un prolongement d’instinct — comme tous les jeux de guerre, peut-être, mais le champ de bataille et les ennemis en présence sont absolument réduits à l’os.
C’est une boîte de Petri1, un espace borné et bêtement millimétré (donc mesurable et mesuré) : un cadre où s’agitent de petites cellules multicolores2 en quête de nourriture (de minuscules paillettes d’1 unité 1u). Ces cellules naissantes (sauf cas particulier dus au sponsoring) comptent 10u. Les plus grosses cellules (les dix premières sont répertoriées dans un tableau) tournent généralement entre 2000 et 5000u. Plus on est gros, plus on est lent.
Lorsqu’elle en a l’occasion, c’est-à-dire lorsqu’elle est assez grosse3, une cellule peut se diviser afin d’en capturer une autre plus petite. Au bout d’un certain temps, plus long si l’on est plus gros, la cellule retrouve son unicité. De la même manière, cette cellule peut être engloutie par une cellule plus grosse. On peut se diviser jusqu’en huit particules maximum, mais plus on se divise, plus logiquement on est petit et donc vulnérable.
On peut également expulser de la matière (à partir d’une masse de 35u) soit pour aider un allier, soit pour attirer une proie. Cette part (coût 18u, gain 13u) fait évidemment varier la taille de la cellule.
Enfin des “virus”, sorte d’engrenages verts, sont parsemées dans la boîte : si l’on est plus petit, l’on peut se dissimuler dessous, mais si l’on est plus grand, ils font exploser en seize parts. On peut « pousser » ces virus en projetant des parts ; on peut aussi en créer en projetant exactement sept parts.
Dans le mode “expérimental” dont j’ai plus l’habitude, il y a des virus marrons qui engloutissent les cellules plus petites pour en redistribuer les paillettes (ils grossissent eux aussi en engloutissant des cellules et distribuent en masse jusqu’à retrouver leur taille initiale).
Bien.
Représentatif de notre destinée, Agar.io ?
D’abord, l’essentiel de la vie : se nourrir, se reproduire (c’est-à-dire se diviser ?). Loi implacable de Petri, aucune issue possible : manger ou être manger. Il faut dire aussi que le monde est inexorablement fini.
Des instincts sauvages, de prédateurs, croisent des instincts grégaires. On fuit souvent car on reste petit longtemps, puis on devient plutôt prédateur ; on peut également faire équipe, et un rôle d’allégeance se met en place : une cellule s’associe avec une autre et chaque fois qu’elle se divisera pour manger, elle ira donner la moitié d’elle-même à son maître ; celui-ci la protégera, et éventuellement la nourrira.
La communication, sans organes dédiées, est quasi impossible : mais un frétillement d’un petit à côté d’un grand, un don de parts ou de sa ou ses divisions, sont évidemment des signaux d’allégeance.
Enfin la pratique montre que le jeu n’est pas dénué de comportement aberrants, comme le suicide, le don sans contre-don, de trahison, de compassion même ; d’autres plus naturels, quoique inutiles, existent : l’aparté, la thésaurisation sans lutte.. Des hackers ont développé des cellules-robots qui défilent en droite ligne, parfois en masse, météore aveugles (et pratiques).
Agar.io est l’exemple du jeu réduit aux mouvements les plus simples de la vie animale, fondée sur l’appétit, et dévoile notre désolante biologie sociale.
- D’où le nom Agar, de l’agar-agar, qui sert à “pétrifier” la vie qu’on y observe généralement. ↩
- Les fâcheux évidement ne peuvent s’empêcher d’y inscrire des noms ou pire : des dessins — le plus souvent de célèbres mèmes, des drapeaux nationaux, des portraits de chefs d’états, plus souvent et tristement encore des marques célèbres. ↩
- + de 250% car une cellule doit représenter 125% de la cellule visée. ↩