Quand on arrive en ville
Je m’y perds. Toutes ces rues… enfin ces ruelles… enfin ces boyaux merdeux débordant de crasse et de gens qu’on dirait frappés de démence… Le centre populeux de la ville, de ma ville, est un cloaque géant à lui seul. On a bien rasé les plus vétustes constructions de bois et brûlé les décharges putrides et puantes, on a pourtant pavé les axes les plus grands, on a bâti quelques édifices publics destinés à porter, par la grâce et la gloire de l’état, la santé et l’ordre dans ce bas-fond. Rien n’y fait, ils se chevauchent, se piétinent, se chamaillent et s’entretuent comme de vulgaires rats, comme de vulgaires insectes.
Le cœur de la ville, à deux pas de la grand’place1, un cloaque géant. J’en perds mon latin.
Combien sont-ils, des miens, à avoir mis les pieds dans ce dédale sombre et humide ? On dirait l’atrium d’une putain ! On n’oublie pas d’où l’on vient. De la cloaca maxima de sa mère, pour y retourner, après un bal de quelques années où l’on se pavane devant de piètres contemporains.
J’aime venir dans ces replis suintant, ces excroissances, ces concrétions. J’aime m’y fondre et perdre. Je ne suis plus rien ici, une cellule anonyme dans cet organisme, de cet organe plutôt, un organe moi-même, une fonction de la ville.
Tous ceux qui dissertent sans fin sur le monde dans ses faubourgs figés devraient se taire, se rendre à l’échoppe, acheter un petit pain d’huile et le manger, puis pisser dans l’eau des latrines, se laver le visage à la fontaine, croiser ces visages fondus au noir, ces peaux grasses, les rides, les marques des coups, des maladies, les bras des charriots et les bras des charretiers, les filles de joie, les mendiants, les esclaves, les vendeurs à la sauvette de citrons, de blettes, de fredaines arrachées au bourgeois.
Tous ceux qui déclament des poèmes sur l’étrange beauté des carrefours ou des routes, ou sur la décadence des élites, n’ont peut-être pas tort, mais en attendant, ils feraient bien de quitter leur confortable salon, leurs femmes et leurs enfants, leurs habitudes et leurs réflexes cervicaux, et de s’équiper lourdement, marcher durant des jours et des nuits, et retrouver les soldats afin de les encourager, sinon les aider, à propager le bien.
Ils ne savent pas ce que c’est que marcher, dans le matin candide, dans l’innocence de l’aube, la rosée faisant révérence à la mésange, et avancer strictement vers l’échéance inévitable de la mort. Ils ne savent pas ce que c’est que de brouiller de sang le paysage d’un ruisseau dans la lumière. Ils ne savent pas ce que c’est que de tomber au milieu d’une nuée d’insecte, un fer entre les côtes et, voyant l’heure fatale arriver, requérir, angoisse plein les yeux, la clémence de l’ennemi pour une mort plus sèche plus rapide.
Ils ne savent pas ce qu’est une ville, un corps plein de boyaux, de veines pulsant, de merde retenue et de cris étouffés, les élans spongieux de la maladie, les obsessions, les ruines.
Ils ne savent pas ce que c’est que de porter toute une civilisation à bout de bras. Il faut bien un bras qui tue, l’un qui signe, l’un qui salue. Ils ne sont qu’un seul bras. Il ne faut qu’un seul bras. Il faut savoir tout faire.
Il faut savoir tout faire ici.
VIII a.d. Iuliis Kalends
- Il doit s’agir du Foro romano… ↩