Un texte de Pistes et sillages, une série de textes poétiques nés de l’écoute des préférés de la discothèque. Base d’improvisation, ou simplement paysage et divagation. Une anthologie.
{à partir de Gris-Gris, Dr John, 1968}
Sommaire
Gris Gris gumbo ya ya
Imagine-le, l’appartement aux parquets cirés, les chaussures de qualité, c’est un signe, ça. Les grandes fenêtres aux volets de bois, et la vue sur le parc, entretenu, orné. C’est un signe. Un frêle rayon de soleil parvient à percer de mystérieux nuages, qui se déroulent aussi turbulents les uns que les autres.
Tout cela, tout ce paysage, dépose-le, maintenant, doucement, délicatement, sur l’eau.
Non pas sur une quelconque embarcation, mais sur l’eau, flottant sereinement, pourquoi mentir, et dérivant lentement au milieu des îlots qui sont les taches du guépard.
Prête l’attention à l’évènement. Le voilà. On entend l’éléphanteau.
C’est le Doc qui conduit. Métis endiablé, tissu royal.
C’est un cinéma. Pas autre. Pas mieux.
Il y a une scène. Sur la scène, entre autres bouquets, le cinéma dégaine. Sec et fort comme des craquements de fruits d’été. Des ombres agitent la nuit, qui doit se tenir à carreau. Pour ne pas sombrer. S’endormir serait fatal. Le cinéma est un venin.
Ya ya.
Les frisottis des belles tentures rouges tremblent sous le souffle rauque. Un évènement se prépare, un évènement qui est un baptême. Un évènement qui est un nom. Le public est derrière le cinéma, sous la pellicule ou dans la rue adjacente, ou sous la terre, ou dans la nuit, ou dans ta tête. Ya ya.
Des bidons l’accompagnent, lente cérémonie de possession.
Toi tu t’accroches à cette corde d’acier que tu crois reconnaître (tu avais la même dans l’appartement qui entretemps a coulé, ou a dérivé trop loin pour être encore visible, ou effondré dans les frondaisons des joncs des canisses qui camouflent — les frisottis ?).
Non dit doc. Non.
La corde s’étouffe. Le public, ses voix transpirent. Les bidons des serpents. Ya ya.
Maintenant le nom.
Danse kalinda ba doom
Le cinéma revient.
Un cinéma tiraillé entre une île (ou un pays en forme d’île, ou n’importe quoi en forme d’île), et la vasière, le palude.
Le public maintenant, tu es dedans. Et la corde pratiquement, toi.
Tu rentres il y a fort longtemps : les feux sont encore chauds, et les corps sautent piétinent guimbardent. Pagnes plumes peaux poissons. Pourquoi maintenant la pellicule évoque-t-elle une ville, un crime, un cri sans témoin, un cri qui ne témoigne de rien ?
(Ou bien c’est la montagne pleine de dracules.)
Mama Roux
Danse cuisine
l’âge la lui a fait à l’envers.
Danse flambeaux
Set me flambeaux.
Walk me free.
Fire ya ya with me.
C’est une mama qui parle à son tablier et s’essuie sur les brassards des invités. Quand tu lui tournes le dos, elle devient la pute number one, celle aux bas de crocodile. Elle change de peau.
Le feu s’est répandu jusqu’à la surface des eaux. L’humidité est sèche, les limons font des visages. Le public c’est toi maintenant, tu es toutes les feuilles de canisses (hululent). Des torches à la place des mains, des cuisses, voilà ce qu’il se passe.
(Si tu es dans la montagne, tu comprends le sang ou le décalque de la dent. Féroce que tu es.)
(Si tu es dans la ville, quand tu cours après toi-même, dans l’alcool brûlé, le corps brûlé, le ventre brûlé. Jeudi ou vendredi. Mais toi tu sais.)
Court-bouillon foireux
Après l’appel, la descente. Le cinéma possède un sol sans tain. Alors c’est plus facile pour glisser. Avalanche de tout ce qui — par natura rerum — tombe, clinamen clignement, les particules les paupières les bras les pianoforti, les coffre-forts, les légumes dans le faitout étouffé déjà dans la chanson de la veille.
Ils sont trois.
L’Italien, qui se tenait droit jusqu’ici. L’Indien, planqué derrière les grandes laîches, les joncs. Le Roinégro, qui raté à chaque fois le dernier métro pour un concert entre Prince et Spring. Et puis il y avait tous les autres, mais on savait déjà que tu étais mouillé.
Le quatrième est le Gitan, qui n’a pas été invité à débrider la nappe.
L’Italien vient foutre le bordel à chaque fois avec sa guimbarde et ses petits costumes cintrés côtelés. À moins que ce ne soit l’Indien et son attrape-rêves bleu-touffe. Tous les deux, ma foi ! Roublards et poinçonnant, attachés à leurs chemises à leurs pelisses, à leurs coffres d’obligations.
Comme ils se chamaillent, le Roinégro tranquillise tout le monde avec ses doigts d’aiguille. Sa semence est bandante, et son regard encore plus voltige que les rayures des deux autres. J’attrape une bouteille et pisse dedans, camionneur de l’invisible, bande d’arrêt d’urgence dans le salon. Une fille aux petits seins se branle sur le bras d’un fauteuil mort.
L’Italien revient quand la main du Roinégro a fermé tous les yeux. Ça lui plaît pas, qu’on danse pas. Il ressert tout le monde. Il organise des élections et bourre les urnes de poutargue et de moissons.
Le Gitan assis dans un coin attend, doigts-couteaux sur les cordes, l’œil rubis ongle poché.
Le Négro balance des herbes à la gueule. Éblouir, éblouir ? Aveugler, aveugler ? Assaisonner ?
(Je peux te dire que de l’appartement aux vitres polies et aux rambardes de fonte, il ne reste plus rien. Après tout un appartement c’est un bateau coincé, et un bateau coincé, ça coule.)
L’Italien a trouvé une nouvelle ruse, il déroule des paysages, les diaporamas des places de Rome, les attrape-nigauds, les pièges à touristes, un arc, un forum. Le Négro le suit, parce qu’il y trouve des pailles pour le feu, des pieux pour les cœurs, de l’ail, de la dope pour des corners déglingués, des cavements tapent tapins, des escaliers de secours pour des murs pleins de brique.
Debout là-dedans
(Pause cabaret.)
Dans toutes les familles, il y a des tarés. Mais chez tous les tarés, il y a aussi des familles.
On se retrouve, tarés, autour de la table. Un vieil oncle déclame des vers de Virgile, mais c’est vrai qu’il a toujours pas retrouvé les boulons semés pendant la guerre. Sa femme et une sœur (de qui tu voudras) peuvent l’accompagner. Ils ont déjà déraciné les assiettes et sablé le verre.
On boit on boit on boit jusqu’au bout de la soirée et ça fini les serviettes dans les pompes, les cravates autour des chevilles, les hauts-de-forme avec des tulipes, des glaçons ou des haricots rouges dans le sang de porc.
Tandis que des poulets décourent, le chef de gare regarde tristement sa montre.
La famille fait la queue-leu-leu en mimant une célèbre bataille militaire remportée par les méchants. On se tape les cuisses et à coups de claques dans le dos et de pincements aux fesses, on célèbre le mariage de la truite et de l’échalas, il y en a pour tous les goûts, ça dégouline de famille, ça déguenille de chansons, ça se pousse, se tire et se défenestre allègrement jusqu’au petit matin.
J’ai suivi les éclats dorés
Ambiance de coup tordu au billard.
De jambon fumé, de petit salé.
On a passé un coup de balai sur les miettes du petit jour. Puis on a mimé l’occupation d’une usine. Calme. Pas de grosses gouttes de transpiration. Des slogans qu’on chiquait dans des pots de cuivre.
Le doc avait donné la main toute la nuit, il s’agissait d’en revenir. On n’échange pas des cartes à jouer avec le destin. Mais si on peut marcher le feu, voler la fumée, marquer les épines du pin par ses pieds rasés, ou marcher dans la compagnie des échardes.
Échos.
Le Doc se tient derrière toi et fume, ton chœur de femmes que tu tiens dans ton ventre.
Il remet à sa place le Roinégro, l’Italien, l’Indien, les deux i – les deux i- diots, et le Gitan, qui affûte les cuivres. Un gros saxophone noir écailleux comme un boa.
Testament pour un zombie. Le clerc de notaire n’avait jamais vu ça. Ses yeux roulaient sur le bureau. « Mais, mais », il disait, toi tu testais le va-et-vient des plaintes. Et quand il est arrivé, le Patron croyait s’être trompé de bureau. La secrétaire fumait le boa, sa jupe fendue faisait un peu un couteau, ainsi qu’un V, celui de Liberté.
Le Patron a accroché sa queue au porte-manteau, et fait rouler ses griffes le long de ses bras et jambes. Il a posé la fourche et le Doc lui a serré la main. Les affaires reprennent, il a dit, en français, l’Autre avait pas entendu de français depuis l’histoire de Faust, et il est resté un peu cabillaud.
C’était trop tard, un nain titillait la secrétaire. La famille est entrée une par une, elle a ouvert tous les tiroirs de l’étude. Des animaux dans la cuisine. L’Italien chauffait de l’eau. L’Indien taillait un appeau. Le Gitan avait posé toutes ses jambes sur tous les rebords de fenêtres. Le Roinégro en plein rêve de marbres et de schistes.
Il tenait la cadence, tenait tous les autres comme des perles à un fil de pêche, ou un nez à son anneau.
Ça repart, le Doc énumère un par un tous les articles du Droit de foutre le bouzou, les tentes de carnaval, les flûtes des Mais, les massettes des marais et les renoncules flottantes, les grains de riz humainement comptabilisés dans les mariages. À l’§7 du septième article, le septième Autre craqua, et le septième Docteur tourna sept fois sa Bouche sur ses sept Langues : il avait l’anneau, il y glisserait le doigt. Et une ère de paix engobera tous les chants, les feux et les danses, pour les siècles des siècles, enfin les marécages des marécages (car par l’action du Doc, à présent le temps se compte en zones humides.)