Crozon, le 26 septembre
Chère Emma,
J’ai quitté l’auberge engoncée au fond de la rade, sur les abers, les anses, l’Aulne. A l’aube.
La marée était trop forte, en cette saison, et j’ai dû pointer sud, comme me l’avait conseillé d’ailleurs l’aubergiste du Faou. Il m’a dit qu’en cette saison et par cette mer, les passages vers Landevennec sont suspendus, et qu’il me fallait descendre au passage de Rosnoen et trouver là une plate. Ce que je fis en un temps dont la vélocité m’étonna moi-même.
Le passage de la rivière est peu périlleux mais il convient de se tenir ou de s’assoir ; ce n’est pas long du tout et, lorsqu’on pose le pied à terre, en la commune de Dinéault si je ne m’abuse, on est heureux de retrouver un peu d’assiette ! C’est comme si on arrivait sur une terre étrangère, chaque passage de l’eau induit ce voyage imaginaire. J’ai dû suivre ensuite la route qui longe l’Aulne, j’étais simplement de l’autre côté et il me semblait être tout à fait ailleurs. Les mêmes lieux, les mêmes paysages, les mêmes arbres peut-être aussi parfois, et jusqu’aux petites cahutes ou aux fermes ou chapelles, mais pour moi tout était divers.
Il fallut que j’aille jusqu’à la commune d’Argol (à peine plus de deux lieues), où je me reposais un instant (il était déjà l’heure de manger chaud) et, peu après, je me dirigeai vers Tal-ar-Groaz, où je devais séjourner.
Dès l’après-midi on voulut me conduire à la pointe de Lanvéoc, à l’estuaire de l’Aber ou au cap de la Chèvre, on voulait se saisir de moi, on aurait désirer me démembrer et m’éparpiller, on n’aurait pas agi autrement ! Je dus calmer les ardeurs de mes hôtes. La journée était déjà fort avancée, et il était imprudent de par trop s’éloigner. J’acceptai finalement une promenade sans hâte vers la baie de Morgat, dans l’estuaire. L’après-midi se passa là-bas, et je recueillis ainsi déjà une bonne besace de matériel, que je ramenais en la chambre ou je tâchais de le nettoyer. Mais je dus bien vite me résoudre soit à descendre en cuisine soit à remettre ce projet à plus tard, car la chambre était exiguë et l’accès à l’eau fort malcommode.
Je choisis la deuxième option, car je n’avais plus envie de faire société, et de devoir expliquer mon comportement à des gens simples qui n’y auraient rien compris (et qui me tenaient, soit dit en passant, pour une espèce d’hurluberlu).
Ainsi je m’attablais à mon petit bureau, devant la fenêtre qui donnait sur de l’eau, et je prenais le temps de t’écrire, c’était la chose la plus utile à faire en la circonstance.
[…]
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de Crozon, le 29 septembre,
Chère Emma,
Je n’ai le temps que d’un court billet. Je t’embrasse et pense fort à vous. Le temps se dégrade, mais on annonce du soleil.
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Crozon le 8 octobre,
Chère Emma,
Je t’ai écrit deux lettres depuis mon dernier billet, deux longues lettres où je décrivais longuement avec force détail l’avancée de mon entreprise. Malheureusement, je sais que tu ne les reçus point. La première, je la brûlais quasiment sur le champ, l’encre non encore sèche, m’étant trop perdu dans les détails et voulant la recommencer avec un meilleur allant.
Ainsi je t’envoyai la seconde, mais j’appris par la suite que le bac de poste avait connu un malheur et toutes les marchandises à bord partirent à l’eau, ainsi qu’un marin, qui perdit la vie. Je tâcherai de t’écrire plus vite, je suis très excité par ce que je vois !
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de Crozon, le 10 octobre,
Chère Emma,
Je dispose à présent d’indications sans appel. Un jeune gamin, ici, que j’ai croisé par hasard, moi avec mon attelage, qui peu à peu le doublais, lui qui était chargé comme une mule, pieds nus, avec moultes boîtes et sacs de toile, un chevalet au moins aussi grand que lui, et un bâton de marche richement et finement sculpté.
Il accepta que j’embarque (il me faisait peine, avec ses pieds nus) et commençâmes à deviser aimablement. A un certain point il me dit : « Pour vous remercier du passage, je vais vous offrir un secret. »
Je restais un brin décontenancé. La gente d’ici est certes bien ancrée dans des croyances, des us et coutumes aussi singuliers qu’il se peut d’être admiré en des contrées lointaines (je pense à Chabrot et ses échanges avec les Ouolofes), et je pense toujours à cette fille un peu sorcière qui me mena à la fontaine en forêt de Brocéliande, alors que la nuit tombait, ce qui rendait le tableau fort inquiétant… Lui, ce gamin, que je connaissais depuis dix minutes, voulait m’offrir un secret !
Eh bien je ne sais pas quelle sorcellerie il a pu déceler en moi un intérêt pour ces choses (ces choses qui vous concernent aussi, chère Emma), mais il me dit ceci : « Si vous voulez, je vous conduis à la pointe de la Chèvre, mais je vous conseille plutôt de vous rendre à la pointe de Dinan, c’est là que je vais. J’y retrouve une amie et nous jouons dans les vagues, la plage y est exquise. Ensuite, je vous montrerai comment vous rendre à Camaret ; et surtout, de là, à partir de Lagatjar, comment accéder à la pointe de Toulinguer par le bas, pour atteindre ce que vous cherchez. Je suis du coin, et je connaîs toute l’île (il disait l’île), ayant d’ailleurs accompagné un monsieur comme vous, Arpenteur officiel, par toutes les landes, les creux et les bosses… Il fabriquait une espèce de carte et j’en ai conservé une copie. Je peux vous la montrer. »
Mais soudain : « Mais nous voilà déjà à Kerrou, la dernière poste ; je peux vous accompagner au cap, si vous me permettez de laisser mes affaires dans votre voiture ? »
Nous visitâmes la côte et lorsque nous nous retrouvâmes seul à seul dans les éclats du vent, il me demanda ce que je faisais ici ; je lui racontais tout et lui parlais bien entendu de toi. Il semblait enchanté à l’idée de donner un coup de main à notre entreprise, très chère Emma.
Il était très intelligent, et extrêmement poli et affable. Il ambitionnait une vie d’artiste, et s’entraînait beaucoup, à ce qu’il me dit, à la peinture de la mer. Il avait entendu dire que qui maîtrise la matière et le mouvement des ondes peut accéder à un stade supérieur de son art. Il s’entraînait avec acharnement et était heureux de rencontrer une oreille attentive. J’avais hâte qu’il me révèle son secret.
Malheureusement je dois m’arrêter pour l’instant, il faut déjà que je
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de Crozon, le 15 septembre,
Très chère Emma, je t’ai laissée dans une belle expectative, je n’en doute pas ! Eh bien voilà. Le gamin, qui s’appelle Bréhouen, m’a montré ce qu’il savait, et ça en valait la peine. J’ai déjà dépassé Argol et suis déjà sur le retour. J’attends le bac pour Rosnoen, que je devine au somment de la rive d’en face.
Mais le passage est fermé, jusqu’à nouvel ordre. On ne veut rien me dire. Alors je vais chercher un logis et patienterai, « jusqu’à nouvel ordre ».
En attendant, chère Emma, je tâche de t’envoyer des reproductions même grossières que j’ai pu faire et légèrement reprendre dans ma chambre. Conserve-les pieusement, comme si de quelque religion oubliée ce furent quelques reliques adorées,
A toi,